Le Forum Transfrontalier Arc jurassien a commandé un travail original à Thomas Brasey, dans le cadre de son Cycle thématique intitulé Le Doubs Miroir, afin d’interroger par son regard de photographe un territoire transfrontalier, situé entre Saint-Ursanne dans le Jura suisse et Saint-Hippolyte en Franche-Comté, deux communes reliées par la rivière le Doubs. Le livre intitulé Un territoire, une rivière. Ni hommes, ni bêtes est publié en décembre 2016.
Photographies de Thomas Brasey
Textes d’Yves Petignat et de Marcel Schiess – à lire ci-dessous
Postface de Catalina Ravessoud
Editions A Plus Trois et BSN Press
Texte d’Yves Petignat
Se laisser flotter en suivant le léger courant qui agitait le Doubs à la Roche au Brochet, en aval de Saint-Ursanne, transformait la baignade vespérale en aventure exquise. C’était un des plaisirs simples, comme de s’arrêter au milieu du col de la Croix pour contempler l’assaut de verdure, que nous avions redécouverts au retour dans la région. Après toutes ces années d’absence, le paysage semblait ne pas avoir changé.
Le viaduc sans lequel la boucle du Doubs ne serait pas complète, le quadruple saut du pont de Saint-Jean de Népomucène, la route étroite qui longe la rive et les saules plongeant leurs rameaux dans l’eau, toute la vallée nous avait attendus. Nous faisions semblant d’ignorer les nouvelles usines aux tôles laquées, les constructions à mi-hauteur, les parkings; tout ce qui trahissait nos souvenirs. En simples passants nous nous étions approprié le paysage comme un spectacle. Nous en étions restés au romantisme et à l’esthétisme des impressions d’hier. Sans lien avec la familiarité et la vision quotidienne offertes aux habitants du lieu.
Car, il n’y a pas de paysage sans pays. Il n’est que l’étendue d’une portion de territoire qui s’offre à la vue d’un observateur, disent les dictionnaires. Il n’existe pas sans un habitant, un touriste ou un photographe, un peintre ou un passant qui le capte, y projette ses émotions, son expérience puis le représente. A sa façon. C’est ce qui nous relie au monde. Alors le paysage nous renvoie à notre propre lieu culturel, à ce qui nous est familier.
Il se trouve que le long du Doubs vivent, travaillent, se rencontrent des hommes et des femmes. Chacun avec ses habitudes, ses préoccupations et ses expériences. Chacun avec sa vision et son interprétation de ce qu’il a sous les yeux chaque matin. Parfois il ne les voit même plus. Le paysage est cette rencontre entre la culture et la nature voire l’état bâti. D’entrée, Thomas Brasey nous donne à voir un environnement écrasant. La forêt s’impose avec un vert profond d’où ne se détache que l’éclair d’un arbre mort. Ce panorama idyllique, avec ses harmonies qui passent du céladon au noir des épicéas, avec ses équilibres, sa vitalité, sacrifiant les éléments individuels au profit de la masse du feuillage et des ramures, tout cela pourrait incarner la permanence d’une nature intacte. Mais, nous le ressentons-bien, cette image est déjà du passé. Comme nous en alerte le tronc mort, au centre. Car avec l’urbanisation inéluctable d’un territoire exigu, les traces humaines s’insinuent jusque dans les environnements que nous avions crûs inviolés.
Phénomène récent, dans les grandes agglomérations c’est la nature qui se faufile dans les interstices laissés entre les pâtés d’immeubles, les rues ou les lignes ferroviaires. A l’inverse, dans ce Clos-du-Doubs que la topographie a mis un peu à l’écart, les signes de présence humaine s’inscrivent en lisière de nature, occupent les espaces libres entre le fil de l’eau et la montagne. Ce sont précisément ces détails révélateurs que traque le photographe dans son reportage le long du Doubs.
Nous sommes loin désormais du «paysage philosophique» cher à Jean-Jacques Rousseau pour qui la nature est d’abord un objet de rêverie. Ou de la vision romantique et un brin déprimée de Châteaubriand, ministre de Louis XVIII en disgrâce, réfugié sur les bords du lac de Neuchâtel, qui ne voit du Jura que «les flancs noircis de pins qui montaient à pic sur nos têtes et un lac désert». Avec pour toute distraction «un maigre chat noir qui pêchait de petits poissons dans un seau». Comment ce lac de Bienne, qu’il aperçoit des sommets du Jura, a-t-il pu dicter «les plus heureuses inspirations à Jean-Jacques Rousseau», s’interroge-t-il, lui que rien ne charmait plus, même pas «les jardins peignés de M. de Pourtalès».
Au pittoresque exalté ou mélancolique a succédé une vision documentaire poussée à l’extrême, créant une nouvelle esthétique. Le photographe joue avec les décalages entre notre vision romantique et les détails qui révèlent notre impact sur l’environnement. Et cassent l’harmonie. Le regard contemporain devient fragmentaire, insiste sur les contrastes, les dissonances. Il privilégie l’écoulement du temps, les transitions plutôt que l’immuabilité. Il n’est donc pas innocent que l’objectif du photographe passe ainsi sans prévenir de Suisse en France, puis de France en Suisse. A nous de décrypter, par d’infimes indices, la traversée de la frontière. Nous sommes dans un pays de passages. De lente mutation.
D’ailleurs, dès sa deuxième photographie, Thomas Brasey nous donne les clés de sa démarche. La masse écrasante de la forêt est toujours là, mais à la place des buissons d’un vert clair voici la ligne basse des maisons ouvrières du début du 20e siècle. C’est que la vallée du Doubs n’a pas seulement été transformée par la présence humaine, avec l’exploitation forestière, les défrichements nécessaires à l’agriculture. De longue date, la force hydraulique et l’énergie du bois ont été exploitées par une modeste industrie: des moulins, des scieries, des verreries, des fonderies.
Dans le numéro d’octobre 1911 de « Heimatschutz», le bulletin de la Ligue pour la conservation de la Suisse pittoresque, le rédacteur Paul Roches s’inquiétait de l’implantation de «vastes usines électriques… qui ont ouvert des brèches énormes au milieu des forêts, ont coupé d’un barrage impitoyable les rapides et les chutes». Même si «on ne voit pas encore sur les bords du Doubs ni fabriques immenses ni logements d’ouvriers en style de casernes». Ce que regrettait il y a déjà plus d’un siècle le Bâlois Paul Roches, ce sont «ces incomparables solitudes qui perdent un peu du mystère qui faisaient leur charme… et le flot débordé de la civilisation».
Cette domestication de la nature par l’homme a pourtant créé ces paysages familiers auxquels nous tenons. Ce chalet à peine visible dans la masse végétale, cette ligne de bouées blanches sur le miroir émeraude du Doubs, sont-ils si agressifs? Ce qui révèle la modification de notre regard sur l’environnement, c’est l’intérêt que nous portons à ces minuscules points blancs sur l’eau. Sans eux la photo serait sans doute banale. Il suffit de tourner la page pour en comprendre le sens. Et saisir, en aval des bouées blanches, l’émotion qu’a pu ressentir un jour Paul Roches face à «ce barrage impitoyable» sur le cours de la rivière. Un barrage si inoffensif et si familier à nos yeux contemporains.
Un toit de caravane dans le feuillage, une ligne électrique, un panneau routier à peine visible: non seulement le regard d’aujourd’hui n’est plus troublé par cette irruption d’éléments étrangers, mais il prend un certain plaisir à décrypter ces accidents de la vue. Après avoir contribué à inscrire au patrimoine une Suisse pittoresque chère à Heimatschutz, la photo s’ingénie à nous mettre sous les yeux l’invisible, le «non regardé», comme le panneau indicateur vide de contenu ou la poubelle perdue sur son pâturage, la tente qui n’abrite rien ou les portières qui n’ouvrent plus de voiture. L’appareil photo excite notre imagination et montre ce que l’œil seul est incapable de voir. Comme les sept boîtes aux lettres qui attendent le courrier des sept nains de la forêt.
On peut aussi ne considérer la photo que d’un point de vue esthétique, pour l’harmonie de sa construction. Comme l’église toute blanche, isolée dans un chromatisme mentholé et vers laquelle toutes les lignes convergent. Ou les tiges fragiles de l’arbrisseau et du lampadaire au pied de la masse des piliers du viaduc. Mais à tourner les pages du reportage de Thomas Brasey, le malaise s’installe. Est-ce ce à cause du vert si omniprésent qu’il en deviant oppressant? Un vert impossible à peindre en raison de sa dureté nous avait dit un jour un aquarelliste habitué à la vibration des côtes normandes.
C’est plus sûrement parce que dans ce paysage des bords du Doubs, façonné par les hommes autant que par la force de la nature, nous n’avons croisé aucun être vivant. Ni hommes ni bêtes. Un terrain de foot, un quartier et sa rue en point d’interrogation, une fontaine qui se noie sous la mousse, un camping avec ses caravanes serrées les unes contre les autres pour se protéger de la forêt. Et le poilu du monument aux morts auquel même le poing de la victoire a été dérobé. Des traces d’humains, des signes comme des appels, mais au final un pointillé lumineux sur la route et qui se perd dans la nuit. Des hommes, nous n’en gardons que l’idée. Comme dans un poème de Louis Aragon: «Est-ce ainsi que les hommes vivent et leurs baisers au loin les suivent…».
Nous en étions-là de nos réflexions, empreintes de mélancolie, sur cette «absence si présente» de l’être humain, quand, à la dernière page, alors que nous avions cru pouvoir refermer le livre, Thomas Brasey nous livre un mystère, une interrogation: la Vierge au manteau bleu. Si minuscule, à peine visible. Mais seule figure humaine, si l’on peut dire, à faire face, à nous regarder. Quand nous ne voyons personne, quelqu’un nous voit.
texte de Marcel Schiess
Où est la frontière ? Où sont les limites ?
Un territoire, une rivière, deux cités. Entre les deux une frontière séparant la Suisse de la France, la Suisse de l’Europe. Comment le photographe s’approprie-t-il ce territoire, quel est son point de vue, quels sont les signes qu’il enregistre à travers son objectif pour nous donner sa propre lecture de ce paysage, en nous invitant à y poser un autre regard, en usant de sa liberté, dans les limites de la commande ? La frontière, les limites. Voilà le postulat.
C’est un territoire qui se situe entre Saint-Ursanne et Saint-Hippolyte, dans l’Arc jurassien, en pays catholique.
Saint-Ursanne est une cité médiévale, qui doit son nom au moine irlandais Ursicinus, une ville de la taille d’un village qui, dans ses murs, protège une splendide collégiale du XIIe siècle. Au long de son histoire, elle a vécu sous l’autorité de l’Evêché de Besançon puis de l’Evêché de Bâle ; la Révolution française a détruit son Château; elle appartint à la France de 1793 jusqu’en 1815, quand elle devint bernoise après le Congrès de Vienne et enfin, depuis 1979, suite au plébiscite du peuple jurassien, elle fait partie de la République et Canton du Jura, 23e Canton de la Confédération helvétique. Nous sommes en Suisse.
Saint-Ursanne a connu des périodes de prospérité grâce à l’activité des chanoines, à la présence de l’Evêque dans ses quartiers d’été, puis grâce à l’industrie, en particulier de l’Usine de boîtes de montres Piquerez (1875), devenue Thécla S.A. qui traitait le matriçage à chaud des métaux non-ferreux. Cette usine emblématique au bord du Doubs a connu de nombreux propriétaires, hélas de moins en mois concernés par l’économie locale. En 2009, elle comptait encore 140 employés, dont de nombreux travailleurs frontaliers venus de la Franche-Comté voisine. Elle finira par fermer ses portes en 2015. L’histoire de cette entreprise résume hélas le destin de l’activité industrielle au bord du Doubs, qui n’a pas trouvé de relève aux anciens moulins, forges et verreries établies au bord de la rivière aux 17e et 18e siècle. Aujourd’hui, Saint-Ursanne vit principalement du tourisme en lien avec la destination que représente le chef-lieu de Porrentruy, à une heure de Bâle, et désormais à deux heures et demie de Paris.
Saint-Hippolyte est un village du Haut-Doubs entouré de frondaisons calcaires, un bourg encaissé dans la vallée du Doubs, au confluent du Dessoubre qui remonte au Val de Consolation. Il a été assez tôt un centre local, promu au rang de ville en 1298, chef-lieu de la «Franche Montagne», il fut même un temps une sous-préfecture. Le site est agréable bien que modeste, avec de belles maisons en surplomb, quelques commerces, une église du 14e siècle et un couvent d’ursulines du 18e. La commune est dans l’arrondissement de Montbéliard, lui-même dans le Département du Doubs. En aval, c’est Sochaux et les Usines Peugeot. C’est La France.
C’est un lieu de passage sur la route de Pontarlier et la route nationale traverse le village en générant un intense trafic. Autos, motos, camions, le bourg est coupé en deux ; c’est parfois dangereux, mais c’est aussi une aubaine pour les commerçants et les hôteliers-restaurateurs du lieu qui profite de cette clientèle qui s’arrête volontiers au bord du Doubs.
Saint-Hippolyte était connue pour ses tanneries au fil du Doubs, une activité très polluante qui a disparu. Son usine au bord de l’eau, c’est la fabrique d’éponges, dont les plus vieux bâtiments datent de 1850. Elle est située à 680 mètres d’altitude entre Pont-de-Roide et Saint-Hippolyte. On y fabrique des éponges végétales à base de pâte de bois, importée d’Amérique. Pour la cellulose, pas de résineux, il faut du feuillu. L’Usine Facel emploie 35 salariés.
Ici aussi, dans cette vallée, les forges ont disparu, l’éponge a remplacé le fer. « Le doux use le dur », comme on le dit parfois. Et bien, parlons en du Doubs, puisque c’est l’objet de ce travail de commande à Thomas Brasey, photographe.
Le Doubs est une rivière qui prend sa source à Mouthe dans le Jura français, il est long de 453 kilomètres, dont 430 km sur le territoire français. Entre Villers-le-lac et Goumois, la frontière entre la France et la Suisse est au milieu du Doubs, il est rivière frontière et aussi rivière lien. Les échanges sont multiples, plus ou moins légaux. Autrefois, on « passait » des montres, du chocolat, du tabac, de la viande, même du bétail. Les chemins de la contrebande étaient habilement traversés à pied, en barque ou à gué. Aujourd’hui, on passe la frontière en voiture surtout pour aller travailler « de l’autre côté ».
On se rencontre aussi entre filles et garçons, on échange des mots doux, des baisers, parfois des bagues de fiançailles. J’imagine que l’église de La Motte, photographiée par Thomas Brasey a célébré des noces « transfrontalières » entre jeunes gens de l’Ajoie et du Haut-Doubs, unis pour le meilleur et pour le pire devant Dieu, le même de chaque côté.
La frontière est universellement le symbole de l’interdit, du danger et de la transgression, le frisson du désir. Passer la frontière, c’est franchir les limites.
Dans le territoire qui nous intéresse, entre Saint-Ursanne et Saint-Hippolyte, le Doubs est tantôt entièrement suisse dans sa boucle du Clos-du-Doubs, là où la rivière renonce à son destin rhénan, bloquée par la chaîne du Mont-Terri, elle prend son parti d’aller rejoindre la Saône et le Rhône, en obliquant vers l’ouest. A Saint-Hippolyte, elle est en territoire français. Les deux cités médiévales sont distantes de 32 kilomètres par la route, la frontière entre la Suisse et la France est à la Motte, où se dressait fièrement le Manoir de Montjoie, une puissante forteresse du XIIIe siècle qui surveillait le défilé que forme à cet endroit la vallée.
LE POINT DE VUE DU PHOTOGRAPHE
Tout commence toujours par une rencontre. Thomas Brasey, photographe diplômé de l’ECAL de Lausanne, est aussi Docteur en Chimie de l’EPFL, il enseigne dans un collège privé à Berne, car il ne vit pas encore totalement de la photographie. Thomas est un homme pudique, qui réfléchit beaucoup, il peut être sombre parfois, il a ses révoltes à lui, mais son âme est d’une grande douceur. Après la rencontre vient le temps de l’engagement et de la confiance scellée entre le commanditaire et le photographe. Thomas Brasey a accepté le pari de produire une série d’images dans un temps très court, environ quatre mois, avec de nombreux déplacements dans le Jura, un pays qu’il connaît bien puisqu’une partie de sa famille habite à Boncourt, commune située à la frontière avec le Territoire de Belfort.
« Le Doubs, un paysage en transformation dans le regard des photographes » tel était le titre choisi pour cette session du Forum transfrontalier consacrée à la représentation de ce territoire par la photographie, avec ses ressemblances et dissemblances, de part et d’autre de la frontière.
Thomas Brasey a parfaitement répondu à notre attente. Il a produit des images originales, sans concession, loin du pittoresque et du romantisme que l’on attribue généralement à ce paysage, comme s’il était immuable. Il ne l’est pas, il se transforme, il est le résultat de l’histoire et d’interventions multiples. Thomas Brasey nous en propose une lecture qui incite à la réflexion. Son regard interroge, il peut déranger certains esprits conservateurs, il ne laisse pas indifférent et c’est bien là que l’exercice est parfaitement réussi.
“L’art est fait pour inquiéter, la science est faite pour rassurer. » disait Georges Braque. Thomas Brasey le sait bien, lui qui est autant un scientifique qu’un artiste, en phase avec son temps.
NATURE VS CULTURE
Ce qui frappe dans les images de Thomas Brasey, c’est la présence massive de la nature, de la forêt en particulier. Peu de ciel. Au premier regard, on ne voit que du vert. Il semble remplir tout le cadre. Puis, en regardant bien, on peut lire les signes qui traduisent la présence d’objets dans le paysage ; des maisons, un barrage, une usine, une église, des pylônes, des panneaux de signalisation, les piliers d’un pont, une voiture, une caravane, un camping, un but de football perdu au milieu d’un champ trop vaste – image emblématique de la série – une cabane en lisière de forêt. Toutes actions humaines qui tentent de défier cette nature indomptable. La forêt gagne sur la civilisation. Elle semble prête à l’engloutir, comme cette usine d’éponges de Pont-de-Roide qui se laisse absorber par la forêt avide, comme une éponge justement ! Les hommes sont blottis au fond des vallées, dans leur cité, dans leurs maisons, dans leurs caravanes, inquiets et résignés à vivre entourés de cette nature muette autant qu’imposante. Dieu offre sa miséricorde, la Vierge Marie est là, en pierre, toute petite, presque perdue à l’orée de la forêt. L’église est en plein champ, le cadran de son horloge bien visible donne l’heure de la messe ; elle appelle les fidèles et nous rappelle l’inexorable marche du temps. Tempus fugit.
« La photographie ne peut représenter ni l’enfer, ni le paradis » proclamait le peintre Edvard Munch. C’est vrai et c’est ce qui fait son intérêt, la photo est le réel, ce qui a été là, devant l’appareil du photographe, à ce moment-là. La photographie n’est rien d’autre que le temps arrêté. La photo est muette, elle ne sauve pas, au contraire elle creuse la douleur du temps qui passe [1]. Perdus dans nos rêves d’Arcadie, nous tentons d’échapper à notre captivité en produisant des images suffisamment consolatrices pour nous sauver du néant. Il manquera toujours une image, celle qui serait parfaite à nos yeux. En fait, elle existe déjà, elle est à l’intérieur de nous, au plus profond de notre quête des origines. Le titre est bien choisi : «Démons et merveilles » [2].
Thomas Brasey photographie de jour en couleurs, la nuit en noir et blanc. La nuit, il prend la route, et dans ses phares il capture des objets et des formes, plus ou moins anecdotiques, plus ou moins cocasses ou tragiques, telle cette statue d’un soldat de la guerre de 14-18 qui lance son bras au ciel, comme une harangue. Hommage à Blaise Cendrars, sa main est coupée…
Thomas Brasey fait sa propre archéologie, il s’amuse aussi ; une portière de voiture adossée à la paroi d’une maison banale, devient un objet d’étude aussi intéressant qu’un sarcophage de style mérovingien. Là, une poubelle, là un poteau indiquant la douane, là une haie qui forme une barrière, protégeant une propriété privée. La limite entre l’espace public et l’espace privé, voilà bien une frontière universelle !
ST-URSANNE – ST-HIPPOLYTE : DEMONS ET MERVEILLES
On voit la frontière, on voit les limites, on voit le jour et la nuit, la nature et la culture, mais où est la rivière, où est le Doubs ? Eh bien, on le voit peu, mais il est là, parfois hors-champ. Si on ne le voit pas dans toutes les images, on le pressent, on l’entend, il coule inexorablement, il est le vecteur de la narration, il est le lien entre tous ces éléments, il est la permanence ; le passé, le présent et le futur, il charrie tout, tout le temps, le meilleur comme le pire, il est le temps long, le silence, il fait son lit chaque jour et chaque nuit, il prend son temps. Il est sans frontière et sans limites, car sa source est mystère et ses eaux appartiennent autant à la Méditérranée que celles de la Saône et du Rhône réunies. Méditerranée, Mare Nostrum, notre mer à tous, ouverte sur le monde.
Marcel Schiess