Construire le futur de l’Arc Jurassien nécessite de se poser une question préalable : qu’est-ce qui a de la valeur pour l’ensemble de ses parties prenantes ? Pour entraîner les acteurs de l’Arc Jurassien à penser autrement le développement local, le Forum Transfrontalier endosse le rôle d’un « traducteur ».
DE L’ÉCONOMIE PRODUCTIVE À LA VALEUR TERRITORIALE
Avec ses effets d’aubaine, la zone frontière peut sembler être un eldorado. Certains indices de bonne santé productive, de création d’emplois et de richesses masquent des fragilités et des déséquilibres qui impactent le bien être des habitants et la qualité de leur environnement. «Dans quelle mesure le développement d’économies résidentielles/présentielles dans l’Arc jurassien franco-suisse peut-il se décliner de manière transfrontalière ? Quelles en sont les conditions ? » C’est ainsi qu’a été posée, il y a un an, la question fondatrice du Cycle 9 explorée par le Forum Transfrontalier.
Ce point d’entrée a souligné la nécessité de penser le développement local hors de la seule excellence productive ou technologique. A travers leurs débats et réflexions, les membres du Forum Transfrontalier ont progressivement orienté leur questionnement autour de la notion de valeur territoriale. En effet, construire le futur de l’Arc Jurassien nécessite de se poser une question préalable : qu’est-ce qui a de la valeur pour l’ensemble des parties prenantes du territoire ?
Un détour par la valeur telle qu’elle est pensée dans le monde de l’entreprise a permis d’apporter un éclairage intéressant à la réflexion du Forum Transfrontalier. La notion de valeur est centrale dans le monde de l’entreprise, qu’il s’agisse de valeur ajoutée, de proposition de valeur, de création de valeur pour les actionnaires, de valeur boursière, de chaîne de valeur… Dans tous les cas, la valeur peut être valeur d’échange, mais aussi valeur d’usage ou valeur d’estime. La valeur est un construit social, elle est à la fois générée, capturée et perçue par ses parties prenantes, chacune d’entre elles ayant des attentes, des logiques d’action et des perceptions différentes.
Le développement équilibré de l’espace transfrontalier passe par la définition de la valeur territoriale, c’est-à-dire de ce qui a de la valeur pour l’ensemble des parties prenantes du territoire. Ceci suppose de prendre en compte les attentes des citoyens, des entreprises, des acteurs publics et institutionnels, des collectifs formels et informels. La valeur territoriale n’est pas seulement valeur marchande et productive, mais aussi valeur sociale et environnementale, ou encore valeur symbolique, construite de façon dynamique au sein du réseau des acteurs qui font le territoire à partir de leurs activités et projets.
UNE MÉTHODE POUR UN FORUM CITOYEN ET « TRADUCTEUR »
Plus que jamais, le Forum Transfrontalier joue ici son rôle de vigile et d’aiguillon : en portant un regard critique et prospectif, il a pour intention d’interpeler les acteurs de l’Arc Jurassien franco-suisse et de les amener à penser autrement le développement de l’économie locale, pour le bien-être durable de ses habitants. Le cycle a été jalonné par de multiples débats, au cours desquels ses membres, citoyens engagés dans la vie transfrontalière, ont exprimé leur propre regard, leurs troubles, mais aussi leurs espoirs pour un futur partagé. La diversité de leurs expériences et de leur posture a permis d’explorer la question sous toutes ses facettes, construisant un point de vue systémique et original qu’ils ont souhaité partager à travers un film.
Pour construire ce film qui clôture le Cycle 9*, les membres du Forum Transfrontalier se sont mis en scène et ont été invités à répondre à trois questions. Pour chacune d’entre elles, ils ont exprimé leur point de vue personnel et authentique, ils ont souligné les expériences vécues et les faits qui les touchent. C’est par ces regards croisés qu’ils constituent véritablement un forum citoyen.
- Question 1 – Quel élément / manifestation / illustration du trouble avez-vous envie de faire partager ?
- Question 2 – Quel point clé du constat faites-vous ? Quel est la problématique selon vous ?
- Question 3 – Quelle piste proposez-vous pour le futur de l’Arc Jurassien ?
A travers ce film, le Forum Transfrontalier invite les citoyens, entrepreneurs, institutionnels et élus à construire ensemble un nouveau regard sur le développement de l’espace transfrontalier. Ce faisant, il joue un rôle de « traducteur ». De quelle traduction s’agit-il ? Née dans les années 80 (Callon, 1986), la sociologie de la traduction, appelée également théorie de l’acteur réseau (ANT, actor network theory), a d’abord été développée pour éclairer les conditions de la construction sociale des sciences et le processus d’émergence et d’adoption de l’innovation. Elle a depuis été mobilisée comme cadre d’analyse pour la compréhension du rôle et du fonctionnement des réseaux d’acteurs dans des situations de changement organisationnel. Ces travaux portent sur des situations qui impliquent de nombreux acteurs qui ont chacun leur logique propre, leurs attentes et leurs représentations et qui parfois s’ignorent ou s’opposent. Selon Callon et Latour (2006), « la théorie de la traduction montre toute l’importance des actions qui permettent à des acteurs venant d’horizons très différents de se coordonner, de coopérer soit pour défendre leurs intérêts, soit pour définir un projet exprimant des intérêts communs ». Dans son article fondateur, Callon (1986) indique que la traduction consiste à relier des éléments et des enjeux « a priori incommensurables et sans commune mesure ». Elle permet « d’établir un lien intelligible entre des activités hétérogènes » (Latour, 1992).
Au cœur de la théorie de la traduction se trouve le réseau socio-technique, constitué par tous les acteurs humains et les actants non humains (par exemple un outil, une ressource, une donnée) qui sont concernés par le fait étudié. Ce sont les interactions permanentes entre ces acteurs hétérogènes, passant parfois par des controverses, qui transforment le réseau et son objet, le traduisent et le stabilisent.
Le traducteur est l’acteur central du processus de traduction ; son rôle consiste à assurer l’alignement des traductions. Le processus de traduction passe par quatre étapes : la problématisation est la phase pendant laquelle a lieu l’alignement des problématiques. Le changement envisagé est problématisé de façon à être cohérent avec les différentes problématiques de l’ensemble des acteurs ; l’intéressement est le fait pour les actants d’accepter la problématisation proposée par le traducteur comme congruente à leurs problématiques respectives. Des alliances tacites ou formelles sont scellées autour de cette problématisation ; l’enrôlement consiste à définir et attribuer un rôle aux actants afin qu’ils co-construisent le changement. La mobilisation des alliés rend possible la mise en œuvre du projet de changement à travers les porte-paroles qui représentent les acteurs des réseaux. La contextualisation précède la problématisation. Elle consiste à identifier et analyser les actants en présence, leurs intérêts, leurs enjeux et leur degré de convergence.
Le film réalisé propose une problématisation du développement de l’Arc Jurassien, invitant les acteurs de part et d’autre de la frontière à partager cette problématique commune afin de pouvoir ensuite les enrôler et les mobiliser pour conduire le changement.
Nous pensons que le futur de l’Arc Jurassien passe par la conception et la construction d’une communauté de valeur partagée au sein de laquelle des projets de territoire pourraient se développer, conciliant coopération, valorisation durable de ressources endogènes, ancrage local et innovation sous toutes ses formes afin d’assurer le bien-être des citoyens.
Pascale Brenet, Docteur en sciences de gestion, enseignant-chercheur à l’université Bourgogne-Franche-Comté
Membre du comité du Forum Transfrontalier Arc jurassien
Besançon, le 3 juillet 2019
*Diffusion du film dans sa version intégrale le mercredi 4 septembre 2019, voir l’AGENDA (…)
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