Le Haut-Commissariat au plan – retour en grâce de la planification stratégique et opportunité pour l’Arc jurassien ?
Bernard Woeffray
Le Président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé le 3 septembre dernier la réactivation du Haut-Commissariat au Plan. Il a mis à sa tête, François Bayrou, qui sera rattaché au gouvernement Castex.
Le Haut-Commissariat au plan existe en France depuis les années 30 déjà, mais il prend son ampleur et son essor en 1946 au sortir de la guerre, au moment où il s’agit de reconstruire la France. Il perdra de son sens et entrera en latence dès la fin des années 80. Il ne disparaîtra pas totalement mais il sera transformé en Conseil sous la dénomination France Stratégie. La réactivation en politique active de cet instrument au service de la République signifie-t-elle le retour en grâce de la planification ? L’avenir nous le dira.
S’agit-il d’une bonne nouvelle pour l’Arc jurassien ? Il est évidemment trop tôt pour le dire. Mais ce qui peut apparaître comme une opportunité nous autorise à nous poser un certain nombre de questions quant à l’avenir de cette région. Nous nous limiterons, à ce stade, à la question territoriale, pour autant qu’elle soit dissociable des autres politiques publiques. Autrement dit, le retour de la planification nationale sera-t-il l’opportunité d’aborder la planification en donnant une place aux acteurs locaux ? Et dans un sens plus large, le Haut-Commissariat au plan envisagera-t-il d’inscrire le développement de la France dans un espace transcendant ses frontières ? La question, à ce stade, nous paraît autant cruciale que sensible.
À l’évidence nous sommes de même culture. Nos territoires racontent les similitudes de son occupation, nos architectures sont sœurs, nos méthodes culturales sont comparables, nos traditions industrielles sont parentes. Nous parlons la même langue, nous partageons la même culture, nos histoires s’entrecroisent. Ce qui différencie nos identités, ce ne sont en fin de compte que nos institutions politiques. L’arc jurassien est un espace transfrontalier par essence, à la communauté de destin avérée, mais qu’en est-il des sociétés et des institutions politiques ?
Région fonctionnelle, l’Arc jurassien dispose-t-il des infrastructures et des équipements nécessaires à son « bon » fonctionnement ? Ou encore, la stratégie de développement territorial mise à son service est-elle adaptée aux besoins du jour et surtout de demain ? Enfin les structures destinées à la formulation, à la transcription des stratégies, respectivement, à leur mise en œuvre existent-elles et sont-elles suffisamment performantes pour atteindre les résultats escomptés ?
Mais au fait, de quoi parle-t-on lorsque l’on parle de planification. Nous évoquions à cet égard la réactivation du Haut-Commissariat au plan par le président de la République. Profitons de l’occasion qui nous est offerte pour citer ce qu’en disait Jean Castex, le 15 juillet dernier devant l’Assemblée nationale :
L’action de l’Etat a été trop souvent réduite à la simple gestion des crises et des urgences. Nous avons progressivement perdu notre capacité à nous projeter dans le long terme, à planifier une politique économique, à identifier les gisements de croissance future, à définir une perspective.
Propos que l’on peut prolonger par ceux que tenait Michel Rocard en 1981, lorsqu’il prend la responsabilité du Haut-Commissariat au plan sous le gouvernement Mitterrand et qui sonne comme une déclaration programmatique :
« (…) quand on laisse les entreprises faire exactement ce qu’elles veulent, à la recherche de leur seul résultat comptable immédiat, elles peuvent polluer l’environnement, elles peuvent prendre des décisions contraires à l’intérêt national en balance de paiement, elles peuvent prendre des décisions contraires à la volonté nationale en matière d’emploi. Si on cueille toutes ces décisions une par une et qu’on donne à l’administration mission d’empêcher ça, alors on fait de la réglementation, de la réglementation et des codes, et on envoie des inspecteurs, des policiers dans tous les coins. Si au contraire on a défini les grands axes et les priorités, et qu’on passe des contrats, qu’il y a des engagements mutuels et réciproques, on juge sur résultat et puis les encouragements qui résultent des contrats. Ils tombent la fois suivante si les contrats ne sont pas respectés ».
Fort de ce qui précède, peut-on identifier une stratégie de développement territorial pour l’Arc jurassien dans son ensemble ? Si elle existe, quelle est la consistance de cette stratégie, et dans quelle mesure conduit-elle à une action politique déterminée et forte ? On constatera tout d’abord que les stratégies politiques, pour autant qu’elles existent, sont conduites de manière distincte de part et d’autre de la frontière, découpage national oblige. Les coordinations requises pour optimiser l’opérationnalité d’une région fonctionnelle sont faibles, ponctuelles et trop occasionnelles. C’est essentiellement en matière d’infrastructures de transport que les enjeux sont portés avec des intensités variables. Mais au fait, faut-il privilégier le développement d’infrastructures au moment où les questions de l’avenir environnemental sont au cœur du débat. La réponse à un développement économique affirmé d’un côté, entraînant l’augmentation de la population, de l’autre, aux abords même de la frontière, est-elle adaptée à un développement futur, au moment où les comportements en terme de mobilité paraissent en pleine évolution. On pourrait se poser des questions similaires en matière de formation, de santé ou encore de consommation. Le territoire de l’Arc jurassien est constitué d’un archipel de villes et de bourgs dont la croissance est affirmée du côté français alors qu’elle est en régression du côté suisse – régression du point de vue humain, accroissement du point de vue économique. Il ne paraît pas qu’on se pose la question de savoir si le modèle de développement adopté est favorable. Il l’est certainement du point de vue des entreprises, il l’est probablement pour les frontaliers qui profitent du différentiel monétaire. L’est-il pour autant du point de vue du territoire et de ses institutions ?
Il existe plusieurs manières d’aborder l’archipel que nous évoquions. S’agit-il d’un système d’îles qui fonctionnent indépendamment les unes des autres, ou plutôt, ce qui nous paraîtrait souhaitable, sont-elles interconnectées et interdépendantes ? Favoriser le déplacement de la force de travail par l’amélioration de l’infrastructure, constituent donc une réponse institutionnelle à une dynamique économique. Ne peut-on pas envisager une approche visant à optimiser l’infrastructure existante, sans extension significative, par une stratégie territoriale qui viserait à ce que le développement économique se déploie sur l’espace fonctionnel, avec un écrasement des différentiels salariaux et sociaux. Pour en revenir aux propos de Michel Rocard, il importe que l’institution politique, considérée à tous les échelons, agisse dans une perspective stratégique plutôt que dans une approche gestionnaire et réactive. L’enjeu est de taille. Il requiert une volonté politique des parties, une coordination des efforts qui permettent de transcender la frontière sans l’ignorer. A ce jour, on peut douter de cette volonté. Mais en sera-t-il de même demain ? Un organe dévolu à la coordination internationale, et support de l’activité politique, tel que la CTJ (Conférence TransJurassienne) n’a pas montré qu’elle était en mesure d’assumer efficacement ce rôle. Souffre-t-elle de manque de moyens : cela n’est pas certain. Souffre-t-elle d’une vision politique lacunaire : c’est possible. Souffre-t-elle d’une capacité de formulation stratégique insuffisante : c’est probable. Son existence distincte, de part et d’autre de la frontière, entraînant des coordinations faibles et lacunaires, semble exprimer les difficultés auxquelles elle est confrontée du point de vue politique. Mais en tant qu’institution a-t-elle su faire valoir son importance et son efficacité par ses propositions et ses actions. On peut en douter, à l’échelle des différentes collectivités qui s’articulent plus ou moins bien en transfrontalier, et surtout à l’échelle même des services des entités qui composent l’Arc jurassien (cantons de Vaud, Neuchâtel, Berne et Jura) ou région Bourgogne – Franche-Comté). On peut penser que l’effort principal, au moins visible, a surtout porté, avec des succès mitigés, sur des opérations de faible ampleur et d’importance stratégique modérée, sur la mise en valeur du patrimoine naturel dont l’existence à long terme ne sera assurée que pour autant que les espaces urbanisés assurent le maintien d’une population active dans l’entretien de ce patrimoine. Mais à sa décharge, nous constatons que la pensée politique stratégique était, ces dernières années, passée de mode… Elle l’est encore en Suisse, elle qui craint les envolées théoriques qu’elle délaisse au profit d’une approche pragmatique.
Des mises en réseau de l’archipel ont été tentées, à faible échelle, au travers de l’expérience pionnière de AUD (Agglomération Urbaine du Doubs). La contractualisation des rapports de collaboration, les stratégies de développement entre les villes de la Chaux-de-Fonds, le Locle, Morteau et Villers-le-Lac n’a pas pris l’essor escompté, faute de compétences déléguées, de moyens financiers et par suite de l’évolution du personnel politique. Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? A l’évidence, le pilotage d’un réseau urbain est chose complexe, plus complexe que la gestion de chacune des villes de l’archipel, considérées individuellement. Cependant ignorer durablement la nécessité d’engager une gestion partenariale, fondée sur une action politique informée, coordonnée, volontariste autant que partenariale est une nécessité à laquelle il n’est pas possible de renoncer au risque de disparaître. Michel Rocard disait l’importance de l’action publique dans le cadrage contractualisé des actions individuelles ou économique pour atteindre une performance adéquate. Formons le vœu que la réinstauration du Haut-Commissariat au plan soit l’occasion d’engager une approche stratégique de l’arc jurassien franco-suisse. Ne nous leurrons pas. N’attendons pas de l’État français qu’il prenne en charge l’Arc jurassien en tant que tel. Profitons plutôt de l’opportunité que constituent le retour en grâce de la planification pour se doter des instruments et des moyens nécessaires à la formulation d’une stratégie digne de ce nom et qui aborde les problèmes essentiels qui sont au cœur du développement territorial, économique de l’Arc jurassien en ayant pour point de focalisation l’homme et le territoire qu’il occupe. Ne nous laissons pas envahir par la tendance protectionniste qui tend à nous isoler les uns des autres. Elle demeure à courte vue dans un monde qui ne peut plus satisfaire ses besoins de cette manière.
Bernard WOEFFRAY, géographe, aménagiste, membre du comité du
Forum Transfrontalier Arc jurassien, Fribourg, le 6 septembre 2020