Arcjurassien.org : nouveau nom de la coopération franco-suisse régionale. Plusieurs volets à ce nouvel effort de développement de la région transfrontalière. Il s’agira de créer une instance de dialogue entre les acteurs de la formation, en particulier les centres de formation, le monde professionnel et les autorités publiques. Il est aussi question des employeurs privés, mais dans une mesure qui me semble trop timide. La formation ne concerne pas seulement les écoles, mais toute notre société. Notre région transfrontalière pourrait profiter de son tissu économique et culturel basé sur la production microtechnique et horlogère pour se mettre en évidence à ce sujet.
Apprentissage, connaissances formalisées et méthode
Nous sommes tous confrontés à la formation dans notre vie quotidienne, ce n’est pas seulement une tâche confiée à l’Etat, mais à tous les membres de la société, parents, famille, collègues de travail et amis. Nous avons un peu perdu nos instincts animaux. La maman ourse éduque ses petits pendant leurs deux premières années, puis elle les prie de se débrouiller seuls, en quête elle-même d’un mâle pour procréer une nouvelle fois. Dans leurs premières semaines de vie avec leur mère, les oursons n’ont pas besoin de chercher leur nourriture, ils tètent pour se nourrir et jouent pour développer leurs sens et leurs muscles. Très tôt, la mère leur apprend la prudence, les aide à redescendre de l’arbre sur lequel ils sont montés sans penser que descendre est peut-être compliqué ! Bientôt elles les obligent à se débrouiller pour manger du miel sans se faire piquer et à écorcer un arbre pour trouver des insectes riches en substances nutritives. Je n’ai jamais entendu dire qu’une ourse ait rendu compte de sa méthode de formation de ses oursons, mais je suis convaincu qu’elle réussit mieux après plusieurs portées qu’avec ses premiers nouveau-nés. Elle-même apprend donc aussi par expériences et par de l’exercice. Chez les humains, nous nous appuyons un peu moins sur nos instincts et nous transmettons nos méthodes d’enseignement en les formalisant pour les rendre plus intelligibles et plus faciles à mettre en œuvre par la génération qui nous suit. C’est sans doute très efficace pour apprendre la table de multiplication par 7 ou la liste des mots qui se terminent par le son « ou » et qui prennent un x au pluriel, mais est-ce la bonne approche pour apprendre à sauter une barrière sans trébucher, fabriquer un boumerang ou avoir de bons rapports avec ses voisins ? Il faut à mon sens distinguer les connaissances faciles à formaliser, celles que l’on peut soit apprendre par cœur, soit reconstruire au moyen d’un algorithme, des compétences qui nécessitent l’acquisition d’une bonne méthode de travail. Les connaissances formalisées se retrouvent aussi sur internet si on a par ailleurs une bonne technique de l’utilisation des mots-clés et une certaine assiduité. En revanche pour acquérir une technique ou une méthode de travail, l’ordinateur ne va pas être très utile, il ne permet que de prendre des notes sur ce que nous avons assimilé, mais il ne nous guide pas dans notre démarche d’apprentissage.
Ainsi, après mes études, j’ai travaillé 20 ans dans l’industrie. Durant cette période j’ai participé activement à concevoir des machines automatiques d’assemblage équipées de robots pour leur donner la plus grande flexibilité possible afin de s’adapter facilement à une grande variété de produits manufacturés. Les circonstances ont fait que je me suis retrouvé par la suite à faire de la consultance pour résoudre des problèmes techniques dans des entreprises de haute technologie. La robotique m’a permis d’acquérir des méthodes dans l’analyse des fonctions des objets qui m’ont été bien utile. Je me suis aperçu que les difficultés pour trouver de bonnes solutions aux problèmes posés ne venaient pas de connaissances lacunaires, mais de méthodes mal adaptées. La maman ourse doit montrer à son petit que pour descendre d’un arbre sans tomber, il ne faut pas imiter les petits félins, mais le faire en marche arrière. Certes, comme ingénieur, je pourrais facilement calculer comment les efforts sur les griffes et les doigts se répartissent et conclure qu’il sera plus facile pour un ours de se retenir en appliquant un levier dans le bon sens et par conséquent qu’il faut apprendre aux oursons qu’en vertu de leur masse qui est proportionnelle au cube de leur grandeur, alors que la contrainte dans leurs muscles n’est proportionnelle qu’au carré de leur taille, il est préférable d’adopter une approche qui leur permet de contrôler leur descente de l’arbre, donc de le faire en marche arrière. Des félins le font d’ailleurs aussi parce que c’est moins fatigant. Heureusement maman ourse ne fait pas de physique pour convaincre ses rejetons, elle aussi a appris dans son jeune âge comment procéder et elle transmet de manière pragmatique la bonne méthode à ses oursons avec une petite tape sur les fesses pour orienter leur corps correctement. Nous voyons bien que dans nos formations, ces acquisitions de méthode de travail ne peuvent pas se mesurer de la même manière que la maîtrise d’une table de multiplication. L’évaluation des acquis peut se constater objectivement par les pairs qui maitrisent eux aussi la manière de faire.
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La formation devrait nourrir les savoir-faire
Notre formation s’appuie aussi sur le contact familial, les parents, les frères et sœurs, parfois les grands-parents et les amis, tout le cercle familial participe plus ou moins à cette éducation. Il est bien évident que les chances ne sont pas les mêmes pour tous, chez les ours c’est probablement aussi le cas. Nous avons ensuite le système scolaire qui contribue largement à l’acquisition de nos connaissances et de nos méthodes de travail. C’est un domaine dans lequel nous avons certainement fait davantage de progrès dans l’efficacité de la transmission des connaissances et des savoirs que dans la cellule familiale. Je vois par exemple que l’apprentissage des langues se fait bien mieux que dans mon enfance et avec une meilleure efficacité. Les nouvelles générations maîtrisent peut-être moins bien la grammaire des langues étrangères que la nôtre, mais les jeunes d’aujourd’hui sont capables d’acheter du pain dans une boulangerie et de discuter avec les gens dans la rue. Aujourd’hui nous évaluons plus volontiers le nombre d’idées transmises dans l’autre langue que les fautes grammaticales. C’est à mon sens un grand progrès, même si je suis attaché à la qualité et à la précision de l’expression.
Si l’école obligatoire a fait de grands progrès dans son efficacité, qu’est-il de la formation post-obligatoire ? Nous consacrons aujourd’hui bien des heures à nous asseoir sur les bancs d’école. D’après des études récentes sur le sujet notre temps passé à la scolarisation,[1] était de 8 ans en 1881, puis 15 ans en 1945 et 18,3 en 2014. Dans son livre, Gérald Bronner parle de l’espérance de scolarisation d’un humain à 2 ans, mais cette croissance doit être similaire au temps effectivement passé dans la formation. Dans la réalité quotidienne, nous consacrons encore bien plus de temps à nous former au cours de notre vie puisque de nos jours la formation se poursuit pendant toute la vie active. Nous sommes nombreux à avoir changé de profession pendant notre carrière professionnelle et de ce fait, nous avons forcément complété notre formation initiale. Il est vrai que les connaissances de l’humanité se sont notablement accrues au fil des siècles, on dit que la masse d’informations disponibles double tous les deux ans, mais est-on sûr que chacun de nous sait beaucoup plus de choses que n’en savaient nos grands-parents ?
Nos savoirs sont différents, nous retenons une multitude d’informations de toutes natures dans des domaines très variés. Nous sommes aussi capables de trouver très vite sur internet des informations que nos ancêtres mettaient des journées entières à collecter, pour autant que l’information fût disponible.
Il me semble que l’enseignement dans ce domaine a peu progressé. Nous nous sommes concentrés sur la manière d’échanger des connaissances, mais nous l’avons vu, elles ne suffisent pas pour acquérir des compétences. L’ourson doit faire des chutes pour apprendre, puis sa mère doit lui montrer comment redescendre d’un arbre, c’est ce que nous appelons chez les humains l’apprentissage par les pairs. Dans nos efforts d’harmonisation des formations à travers l’Europe, nous avons à mon avis négligé cette dimension de la formation.
Depuis une vingtaine d’années, les universités d’abord, les hautes écoles ensuite, ont fait de grandes réformes pour étendre la compatibilité internationale des titres. Malheureusement, dans cette métamorphose, nous avons un peu négligé nos traditions d’enseignement. Il est vrai qu’en France, dès les années 1980, le bac a perdu de son aura, l’objectif des dirigeants nationaux de cette époque était de faire acquérir ce titre à chacun pour leur ouvrir l’accès aux études universitaires. Simultanément, les concours d’entrée dans les grandes écoles qui étaient une particularité française se sont répandus dans le monde universitaire international. En Suisse, nous avons conservé la maturité académique, équivalent à cette époque au Bac de France comme passeport d’entrée à l’université, puis nous avons introduit les Bachelors et les Masters pour être compatibles avec les critères internationaux dans la formation universitaire. Les diplômes qui sanctionnaient des compétences acquises en fin d’études se sont transformés en titres qui permettent d’en acquérir un supplémentaire que l’on pourra faire attester par un nombre de crédits qui correspond à du temps passé sur les bancs d’une institution. Je caricature un peu, mais c’est bien ce qui s’est passé dans la réalité. Il y a 50 ans, nous demandions aux étudiants un gros effort de synthèse en fin d’une étape de formation, que ce soit pour obtenir la maturité qui donnait droit à entrer à l’université ou pour passer des examens intermédiaires. A la fin de 4 années d’études, il fallait passer en une seule session après un été de travail personnel, une vingtaine de branches révisées seul ou en groupe pendant tout un été pour obtenir un diplôme. Maintenant, les examens se déroulent immédiatement à la fin du semestre avant que les étudiants aient oublié les notions qu’ils devaient apprendre, mais sans leur laisser le temps de les digérer pour se les approprier. Je n’ai pas l’impression que la transmission des connaissances a beaucoup progressé avec ces réformes. On me dira que les Anglo-saxons pratiquent de cette manière depuis bien longtemps. C’est vrai, mais nous avions en Europe une tradition très différente de la transmission des compétences et je suis convaincu que nous y avons perdu sur les aptitudes à la synthèse des savoirs.
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Le savoir-faire doit être pris en compte dans nos plans de formation.
Les institutions académiques restent encore pour de nombreuses personnes les sources de référence du savoir humain, certains encourageaient les jeunes de bonnes familles à faire « leurs humanités », cela s’est un peu perdu, doit-on le regretter ? En dehors du savoir académique de nos intellectuels, notre vie quotidienne s’appuyait beaucoup sur le savoir-faire artisanal que des ouvriers mettaient de nombreuses années à acquérir. Le marché mondialisé a remis en question certaines origines de nos savoirs pratiques, notre ouvre-boîte vient aujourd’hui de Chine, le tapissier utilise des matières produites à l’autre bout du monde et nos aciers sont tous produits en Extrême-Orient. Mais la formation de notre population est-elle aussi sujette à se faire à distance avec les moyens modernes de diffusion des connaissances ?
La réponse à cette question nous oblige à discuter de la manière dont se transmettent les connaissances chez les humains. Pour faire passer les acquis théoriques d’une génération à la suivante, les écoles actuelles sont très performantes, elles n’ont pas eu besoin d’ordinateurs pour y parvenir, mais elles en ont bien intégré l’usage. Une loi physique, un théorème mathématique peuvent s’énoncer sans équivoque presque indépendamment de la langue utilisée dans sa formulation. On peut ensuite en débattre pour la tenir à jour en fonction des mises au point engendrées par les besoins des scientifiques qui en affinent sans cesse la formulation. Pour l’art de faire une chaise en bois, la transmission du savoir-faire est bien différente. Avant d’expliquer comment s’y prendre, il faut savoir de quelles techniques dispose déjà celui qui apprend à faire le travail et quelles sont ses compétences de réalisation. Avec certaines précautions, ce savoir-faire peut se transmettre à distance, par des livres, des vidéos, on peut montrer des tours de main, mettre en évidence des écueils potentiels. En revanche, si l’on veut expliquer comment concevoir une nouvelle voiture, ou plus simplement une machine à café, ou même, un objet encore plus rustique, comme un vase en poterie, la démarche de la conception devient fort complexe et elle nécessite de mettre en présence celui qui transmet son savoir avec celui qui apprend parce qu’ils ont besoin d’échanger et de compléter leurs savoirs respectifs. Ce genre de compétences ne peuvent se formaliser en s’appuyant seulement sur des mots. Celui qui apprend la peinture avec un grand maître va devoir intégrer à son propre génie ce qu’il reçoit du maître. Il sera ensuite en mesure de suivre son chemin et il s’écartera inévitablement de celui de son maître. Toutes les civilisations ont cultivé ces compétences, c’est même le cœur de leur spécificité, il ne faut pas que notre système de formation passe à côté de cette dimension et limite ce que nous transmettons aux générations suivantes sous prétexte que cela ne peut se transmettre de manière numérique.
Dans la formation, une partie des connaissances ont toujours été transmises au moyen de livres de référence, recommandés par les professeurs et que les étudiants devaient connaître. Mais ce n’est qu’une partie du savoir à transmettre. De nos jours, cela existe encore, mais nous n’avons plus besoin d’avoir les livres sur nous pour retrouver nos références, nous pouvons y accéder au moyen d’une liaison informatique à disposition de chacun en tout temps. Encore faut-il savoir que chercher ? Effectivement, pour accéder aux savoir-faire, il faut savoir s’y prendre. C’est ici que se distinguent les bons maîtres, ceux qui sont capables de transmettre un savoir-faire, une méthode, une aptitude à poser les problèmes et à trouver avec efficacité comment les résoudre. Cette approche est nécessaire dans tous les domaines, cela va de la recette pour faire une mayonnaise, à réparer le moteur d’une tondeuse à gazon, concevoir un pont ou faire un discours convaincant. Tout peut s’apprendre, mais c’est bien plus facile si un bon enseignant nous accompagne.
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Pour des compétences et savoir-faire résolument transfrontaliers
Cette transmission de compétences nécessite un gros travail de la part de celui qui apprend et beaucoup de bienveillance de la part de l’enseignant qui doit transmettre une manière de faire qui lui apparaît très naturelle parce qu’il a une grande pratique et qu’il « sait » comment faire, mais qui nécessite du temps et de la patience. Il doit partager avec celui qui apprend et identifier ses erreurs, non pas pour les sanctionner comme des fautes, mais pour les utiliser pour lui transmettre la bonne démarche, celle qui va permettre à l’élève de rejoindre le maître et peut-être dans certains cas, le dépasser.
Notre région transfrontalière est intéressante pour la formation. Le projet ARC HORLOGER qui vient de débuter dans les cantons suisses de Genève au Jura et en Franche Comté va mettre en place une structure de coordination des actions pour faciliter les collaborations à travers la frontière entre les institutions de formation, mais surtout elle va impliquer aussi les entreprises artisanales et industrielles qui demandent un engagement de tous pour la formation de la population active dans les microtechniques. Les bases de ce que nous transmettons à la jeunesse des deux côtés de la frontière sont très proches et sans doute équivalentes. Nos formations professionnelles se rapprochent aussi et ce qui n’est pas très étonnant, nous butons de la même manière sur la transmission des savoir-faire et la manière de les reconnaitre. Il est vrai que dans ce domaine la comptabilité des crédits pour mesurer les acquis n’a pas vraiment de sens. Seul le résultat obtenu par l’élève peut s’apprécier. Cette appréciation devrait être globale, chacun s’appuyant pour juger sur ses propres critères qui dépendent aussi de son acquis culturel. C’est le principe de la sanction des pairs. Il ne s’agit pas de dire si c’est juste ou si c’est faux en s’appuyant sur une liste de critères, mais de reconnaître que celui qui a fait le travail est compétent pour le faire.
Nous savons que pour parvenir à une certaine compétence, il faut du temps et de l’exercice. Les écoles se sont bien rendu compte qu’en diminuant le nombre d’enseignants qui ont une pratique de leur métier dans l’artisanat et l’industrie, elles doivent compléter la formation des élèves par des stages inscrits dans leur cursus. Les écoles et les universités s’appuient sur des entreprises petites et grandes pour les stages, mais elles devraient comprendre qu’il faut aussi déléguer la mesure des résultats obtenus par les stagiaires. En effet, si un stagiaire apprend dans une entreprise comment faire la mise en fabrication d’un produit, il faut laisser au professionnel du domaine la responsabilité de mesurer lui-même l’acquis de son élève. Plusieurs industriels m’ont dit qu’ils hésitent à accueillir des stagiaires de certaines écoles parce que les contraintes « administratives » sont mal adaptées et trop difficiles à respecter. Il faut à mon avis que les institutions académiques reconnaissent ici leur absence de compétences et laissent les professionnels agir. Je propose même que l’on demande au responsable de stage de décrire lui-même dans un certificat la compétence acquise par son stagiaire. Chacun aura ainsi dans son CV une page qui met en évidence ce qu’il sait faire dans un langage parfaitement intelligible pour les autres professionnels qui vont engager le travailleur. Cela peut aller de l’aptitude à couper des arbres (le castor reste avec ses parents pendant 3 ans avant de devenir indépendant de sa famille et de pouvoir fonder la sienne !) à celle de faire un argumentaire pour présenter un projet de nouvelle formation. Il faudrait être très libre dans la diversité des stages et je pense que la région transfrontalière est idéale pour introduire ce type d’approche. Les besoins des entreprises sont les mêmes de part et d’autre de la frontière, mais nos règlements internes ne prennent pas bien en compte les questions pratiques et c’est l’occasion d’inventer une nouvelle approche pour la région transfrontalière.
Jacques Jacot
Fontaines, le 15 avril 2021
[1] Gérald Bronner, apocalypse cognitive, puf 2021