La neutralité suisse, image de marque
Ainsi que la démocratie directe, la neutralité est une des images de marque de la Confédération suisse. Cette image est toutefois malmenée actuellement. Le citoyen suisse a de plus en plus de peine à s’identifier à un pays qui resterait en retrait. En retrait des pires exactions qui traversent notre continent actuellement. Comment peut-on rester « neutres » devant les horreurs d’Ukraine ? Comment peut-on rester en retrait de valeurs si bafouées ? Même si la neutralité suisse ne lui interdit pas d’acheminer des appuis à l’Ukraine, le peuple suisse se met actuellement à ne plus partager ce statut. Des voix s’élèvent en Suisse pour moduler le concept au profit d’une neutralité plus engagée.
Rappel historique
Comment ce concept de neutralité s’est-il imposé à la Suisse, sorte de trou de cigarette dans le tapis européen ? C’est sur pression de l’Europe que la Suisse s’est déclarée neutre. Jusqu’au XVIe siècle, et avec énergie, les différents cantons suisses avaient été partie prenante des conflits militaires qui secouaient l’Europe occidentale : guerres des Habsbourg, guerres contre les ducs de Bourgogne, bataille de Marignan. La Suisse évolue vers la neutralité au XVIIe siècle. La Guerre de Trente ans (1618-48) a eu un retentissement ravageur en Suisse, où les diverses formes de christianisme apprenaient à coexister et où le souvenir des Guerres civiles à caractère religieux, appelées Guerres de religion, ou Guerres du Sonderbund, était encore très vivace. Et les Suisses se sont tenus à l’écart des opérations militaires. Le 20 mars 1815, le Congrès de Vienne adopte une Déclaration constatant que la neutralité perpétuelle de la Suisse est dans l’intérêt des Etats européens. Par le Traité de Paris du 20 novembre 1815, les grandes puissances européennes reconnaissent la neutralité de la Confédération. Son statut de neutralité est confirmé par le droit international de La Haye en 1907.
Dès lors, ce principe accompagne la Suisse et l’image s’installe. Attirées par la neutralité suisse, de nombreuses Organisations Internationales y voient le jour : en 1868, le Bureau de l’Union télégraphique international ; en 1874, le Bureau de l’Union postale universelle ; en 1859, Henri Dunant y fonde la Croix-Rouge, et, en 1864, une Conférence internationale débouche sur les Conventions de Genève sur les blessés de guerre, puis, en 1951, sur les réfugiés, repères de base obligatoires des mouvements migratoires d’aujourd’hui. Après la guerre de 1914, Genève est choisie pour être le siège de la Société des Nations (SDN). Pendant la Guerre froide, la Suisse sert dans des missions diplomatiques entre les deux Corées. Aujourd’hui, la Suisse ne fait partie ni de l’Union Européenne, ni de l’OTAN. Mais, sur les plans idéologiques et économiques, elle fait bien partie du Bloc de l’Occident.
La neutralité suisse n’est donc pas un droit suisse autoproclamé, elle n’est pas un droit décidé unilatéralement et confortablement par la Suisse elle-même. Elle est le fruit d’une volonté européenne qui, dans son intérêt, aura imposé, puis confirmé en 1907 par la Convention de La Haye, le statut de neutralité à la Confédération. Ce distinguo est peu connu mais déterminant.
Mais la neutralité suisse n’exempte pas de responsabilités à l’échelle internationale. Par exemple, la Suisse n’est pas exempte de reproches moraux, tels que son immobilité face aux migrants juifs pendant le génocide de la Guerre de 39-45. La guerre actuelle en Ukraine met à nouveau la neutralité suisse à l’épreuve. Le Gouvernement suisse décide en 2022 de s’aligner sur les sanctions européennes, car faire le jeu de l’agresseur n’est pas compatible avec la neutralité suisse. Le ministre des Affaires étrangères émet un rapport de « neutralité coopérative », soit un statut de neutralité modulée en regard de choix moraux du moment. Pour quiconque souhaite comprendre la Suisse moderne, la Suisse est un double croisement de majorités. Son identité est le croisement de ces majorités. La Suisse francophone a des majorités protestantes et catholiques, la Suisse alémanique a elle aussi des majorités protestantes et catholiques. Ajouté de l’analyse villes-campagnes, ce double croisement linguistique et religieux est le ciment de la Suisse.
Le débat reste permanent
Imposé par les puissances européennes du XVIIe siècle, mais modulé par les circonstances, le statut de neutralité suisse est une curiosité européenne. Une curiosité voulue par l’Europe, et constamment rediscutée en Suisse. Cette neutralité n’est donc pas intangible, elle varie en fonction de l’époque et des circonstances. Aujourd’hui, les Verts considèrent que la neutralité ne peut plus être un refuge face à une guerre d’agression. A l’autre extrémité de l’échiquier, l’UDC défend une neutralité intégrale, perpétuelle et armée. Chacun se souvient que la Suisse a été déchirée pendant la 1ère Guerre mondiale, mais en 1939, sa neutralité lui a permis de ne pas être envahie, lui conférant après 1945, un statut quasi religieux. Mais les électeurs ne sont aujourd’hui plus trop à l’aise avec un concept qui leur paraît désuet au regard de toutes les coopérations mondiales. Comment justifier un statut qui l’exempte des coûts de la sécurité collective tout en bénéficiant de celle de l’UE et de l’OTAN ? En 2022, à ceux qui pensent qu’être neutre c’est être comme l’ermite dans la forêt, les juristes proposent une neutralité différentielle ou active, ajoutant qu’on peut être neutre et participer à la sécurité collective.
La neutralité suisse sera-t-elle une contribution positive pour la nouvelle Confédération européenne de Enrico Letta et de Emmanuel Macron, ouverte récemment à Prague le 9 mai 2022, et à laquelle la Suisse a été invitée ? C’est une perspective de développement pour ce débat jamais conclu.
Jacques-André TSCHOUMY
Membre du Comité Directeur