Bernard Woeffray
Dans les quelques jours suivant le premier février 1871, les survivants des 150’000 hommes de l’armée de l’Est du général Bourbaki, placée sous le commandement du général Clinchant, franchissaient la frontière franco-suisse aux Verrières. Cette armée venait d’être défaite dans les environs de Montbéliard par les armées adverses lors de la guerre franco-prussienne qui verra la France perdre l’Alsace et la Lorraine. Ce sont près de 90’000 soldats qui viendront chercher refuge en Suisse. Ce chiffre est impressionnant si l’on sait qu’il représente alors 3 % de la population résidente en Suisse. La ville de Fribourg va accueillir jusqu’à 5’000 soldats alors que sa population compte 11’000 habitants.
Cet événement a fait, en ce début d’année, l’objet d’une commémoration différée (COVID oblige) marquant les 150 ans de sa survenue.
Commémorer, c’est se souvenir. Le rappeler est un truisme. Commémorer, c’est aussi la possibilité de mettre en perspective les événements du passé avec l’actualité. Deux d’entre eux méritent d’être évoqués, au moment où l’Europe est mise sous tension par des crises majeures.
Le premier est consécutif à la guerre en Ukraine, qui au jour où ces lignes sont écrites subit l’émigration de plus deux millions et demi d’habitants. Ils cherchent refuge dans les pays de l’Union européenne proche de la zone de conflit. Le gouvernement suisse, submergé apparemment par l’émotion, à l’instar des autres pays d’Europe, se déclare prêt à accueillir 5’000 réfugiés. Pour ce faire, il a décidé d’activer une procédure simplifiée. Il se targue de faire preuve de générosité et de solidarité dans ce conflit qui place les élites et la population de la Suisse dans un état de sidération émotionnelle. L’actualité historique et politique est tyrannique. En effet, on ne peut manquer de mettre en parallèle cet événement avec celui que l’on commémorait quelques semaines plus tôt. Rappelons-le à nouveau, à partir du 1er février 1871, la Suisse accueillait 90’000 soldats blessés, meurtris, affamés, en déroute dans un contexte de conflit à ses frontières. A l’époque, l’organisation de l’aide était inexistante. La population faisait preuve d’une solidarité concrète puisque c’est grâce à elle que l’hébergement des soldats internés a pu se concrétiser dans une mesure significative. Aujourd’hui nous parlons de l’arrivée possible (comprendre autorisée) de 5’000 Ukrainiens, soit 0,06 de la population résidente. Un accueil équivalent en pourcentage à celui de 1871 équivaudrait à héberger 260’000 Ukrainiens. C’est ainsi que le légendaire sens de l’accueil de la Suisse s’exprime à l’occasion d’une crise migratoire qui n’a plus eu de pareil depuis la seconde guerre mondiale.
Le second s’inscrit au cœur de la commémoration de l’accueil des Bourbakis en Suisse, qui a été l’occasion d’une rencontre politique entre Ignazio Cassis, le président de la Confédération helvétique, et Jean-Baptiste Lemoyne, ministre délégué du gouvernement français. Il n’est pas fréquent qu’une rencontre politique à aussi haut niveau ait lieu à l’occasion d’un anniversaire, surtout sur une frontière.
Dans le contexte du climat politique délétère entre la Suisse et l’Europe, par suite de l’abandon unilatéral, par la Confédération, de l’accord-cadre avec l’UE, ce moment aurait pu être l’opportunité d’une explication sur l’attitude de la Confédération, voire de la formulation de propositions de sa part. Cela n’a malheureusement pas été le cas, puisque le sujet de l’Europe n’est alors évoqué que du point de vue historique. Et le Président de la Confédération, dans son rôle conjoint de ministre des Affaires étrangères, ne parle que du rôle humanitaire de la Suisse. L’occasion s’y prêtait. Mais cela suffit-il, dans un contexte difficile, où les relations entre la Suisse et l’Europe sont, pour le moins, complexes et tendues ? Lors de sa prise de parole au Temple des Verrières, le Président de la Confédération s’est quelque peu éloigné du texte initialement écrit, tentant un propos plus détendu, plus informel. L’exercice ne peut être qualifié d’abouti encore moins de performant. De manière évasive, elliptique et par circonvolution, le Conseiller fédéral s’est essayé à quelques mots sur la relation de la Suisse à l’Europe, sans pour autant l’évoquer formellement et on peut se demander si le ministre-délégué en a saisi l’intention. L’auditeur de base n’en a, à coup sûr pas perçu la teneur. Aurait-on assisté à une occasion manquée ? C’est à craindre. Le citoyen se sent démuni, faute de savoir la voie suivie par l’autorité et c’est dommage. Dans ce cadre, la commémoration n’aura pas été l’occasion d’un éclaircissement, le ciel bas et le froid qui régnait aux Verrières ont empli le Temple ce jour-là.
Bernard Woeffray, le 12 mars 2022
Pour compléter l’information :
- https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-86959.html
- https://www.laliberte.ch/news/regions/canton/fribourg-au-temps-des-bourbakis-593001
- https://www.arcinfo.ch/neuchatel-canton/val-de-travers-region/les-verrieres/ignazio-cassis-aux-verrieres-en-ferions-nous-autant-pour-les-bourbakis-aujourdhui-1150883
- https://www.arcinfo.ch/neuchatel-canton/val-de-travers-region/les-verrieres/les-verrieres-ignazio-cassis-a-traverse-la-frontiere-franco-suisse-pour-celebrer-les-bourbakis-1150753
- https://www.arcinfo.ch/neuchatel-canton/jean-baptiste-lemoyne-oui-il-faut-renforcer-la-mobilite-dans-larc-jurassien-1150858
- https://www.journaldujura.ch/nouvelles-en-ligne/suisse/ignazio-cassis-traverse-la-frontiere-pour-celebrer-les-bourbakis