Marcel Schiess
Le 14 mars 2022
– Quelle est votre relation personnelle avec l’Ukraine ?
J’y travaille depuis 2009. Premier voyage à l’été 2009. J’étais parti pour trois semaines avec un ami. On est allés voir Kyiv, Donetsk et Sevastopol. Ça a été le coup de foudre. J’y ai résidé entre début 2015 et fin 2019. C’est un pays que j’ai découvert par accident et dont la richesse des histoires m’a captivé. J’en ai publié trois livres. L’Ange Blanc, Looking for Lenin et le dernier, New York, Ukraine sorti en novembre dernier.
L’Ukraine occupe depuis quelques années une part encore plus importante dans ma vie. Mon épouse est Ukrainienne.
– Comment décririez-vous ce pays ; ce qui vous attire et vous attache à lui ?
En 2009, j’ai découvert un pays déjà aux antipodes du cliché que je me faisais d’un pays post-soviétique. Mais c’est surtout à partir de 2014, avec la révolution et le début de la guerre déclenchée par la Russie dans le Donbass que j’ai vu le pays se transformer. Beaucoup de jeunes ukrainiens partis étudier à l’étranger sont revenus dans le pays et y ont rapporté ce qu’ils ont appris et aimé à l’étranger. Cette guerre, et la rupture qu’elle a causé avec le voisin russe a été une opportunité pour le pays de redécouvrir sa propre histoire, sa langue et de chercher son identité propre. Cela a enclenché un processus fantastique : la scène culturelle a connu un boom phénoménal ces dernières années, mais aussi d’autres secteurs comme les startup de l’informatique ou la restauration.
L’Ukraine d’il y a encore quelques semaines était un pays où de jeunes entrepreneurs curieux avaient une soif intarissable de savoirs, une envie d’innover et de se surpasser. C’est un pays où j’ai vu beaucoup de choses bien plus innovantes que dans la vieille Europe. Ce chemin parcouru en 8 ans a créé un contraste énorme avec le voisin russe qui, durant la même période, s’est enfoncé chaque année un peu plus dans la dictature et la stagnation.
– A quand remonte votre dernier séjour en Ukraine ?
C’était fin janvier – début février de cette année. Pour un reportage pour l’Illustré : https://www.illustre.ch/magazine/ukraine-la-guerre-des-nerfs à l’époque j’étais absolument persuadé que la Russie n’attaquerait pas, donc j’ai suggéré de plutôt montrer comment le pays a changé au cours des dernières années.
– Êtes-vous en contact permanent avec des correspondants sur place ?
Je suis surtout en contact avec les centaines d’amis qui sont toujours sur place et les membres de la belle-famille.
– Quelle est la situation dans cette partie est de l’Ukraine, à New-York ?
La situation à New York Ukraine est structurellement mauvaise depuis longtemps.
Note : la ville s’écrit Нью йорк en cyrillique, exactement comme la ville américaine. Son nom en latin est bien New York).
Avec le début de l’invasion russe du 24 février, la ville a subi quelques tirs mais n’est heureusement pas occupée par l’armée russe. J’espère que ça va durer. Je sais que pour beaucoup d’habitants de la ville, la vie est devenue très complexe ces dernières années. Le conflit (le premier, celui qui a commencé en 2014) s’enlisant, beaucoup commençaient à perdre tout espoir de voir leur situation s’améliorer. Cela rendait les projets entamés par la municipalité pour préserver la vie et l’espoir dans la bourgade d’autant plus touchants. Même eux devaient souvent se forcer pour y croire. Force est de constater qu’ils ont réussi à déplacer des montagnes.
– Poutine a-t-il déjà perdu cette guerre, selon vous ?
Poutine peut larguer toutes les bombes qu’il veut, commettre tous les crimes de guerre atroces que ses hommes sont en train d’ajouter à son épais dossier à la Haye, le lien qui aurait pu éventuellement exister un jour entre les Ukrainiens et les Russes est rompu durablement et malgré toutes ses tentatives d’en faire porter la responsabilité à l’Occident. Poutine et ses soutiens en sont les uniques responsables. Ils ont choisi de se comporter de manière hostile avec leurs voisins, ils en récoltent les fruits. Depuis 2014, j’ai vu les Ukrainiens se transformer : de personnes ayant honte de leurs origines, je les ai vu être fiers de leur culture, de leur langue, de leur gastronomie. Ils ont compris ce qui fait d’eux des Ukrainiens et tous ceux qui se battent aujourd’hui, qu’ils soient en uniforme militaire ou membre des unités de défense territoriale savent très bien pour quoi ils se battent. Ils défendent un pays démocratique, innovant, une source d’inspiration pour le monde, un pays qui est devenu l’exact inverse de celui qui l’attaque aujourd’hui.
En lançant son attaque, Poutine a détruit non seulement son avenir et l’économie russe, mais aussi tout ce qu’il restait du prestige de son pays.
– Êtes-vous en contact avec des Reporters de guerre sur place ?
Oui, la plupart de mes amis journalistes sur place sont devenus par la force des choses des reporters de guerre depuis 2014.
– Avez-vous l’intention de vous rendre en Ukraine ?
Oui, il y a différents plans sur la table. Je ne suis pas un reporter de guerre, et j’aimerais apporter quelque chose d’un peu différent. On y travaille.
– Que souhaiteriez-vous ajouter en tant que photographe, témoin de ce qui se passe dans le monde ? Et plus particulièrement dans cette partie du monde ?
Ce qui se déroule en ce moment est un gâchis dont on ne peut pas encore mesurer l’ampleur. Au-delà des vies humaines et des destructions. C’est un pays innovant qui pouvait inspirer toute la région qu’une dictature aux abois essaie de réduire au silence. J’espère de tout cœur que l’Ukraine tiendra plus longtemps que le régime en place au Kremlin, parce que je sais que les Ukrainiens rebâtiront ce pays encore mieux que ce qu’il était jusque-là.
Niels Ackermann, photographe
Genève, le 15 mars 2022
Interview : Marcel Schiess