Récemment, je me suis rendu au Havre pour étudier plus en détail l’étonnante urbanisation qu’Auguste Perret a planifié après les destructions de cette ville-port à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. C’est le film Le Havre d’Aki Kaurismäki qui m’avait décidé d’y aller. J’ai donc pris le TGV et y étais en un clin d’œil ou presque. Arrivé à bon port, j’ai été impressionné par la reconstruction intelligente de tout un quartier jouxtant la plage, me suis laissé séduire par la qualité architecturale des bâtiments et la générosité des espaces publics conçus par Perret tout en appréciant – soit dit en passant – le contraste positif de ces constructions avec la splendide et élégante bibliothèque qu’Oscar Niemeyer a construit sur la place qui aujourd’hui porte son nom.
C’est par la suite que les choses se sont compliquées. Pour une fois que j’étais sur le bord de l’Atlantique avec ses grands espaces, je voulais pousser plus loin mon voyage, vers Dieppe et Boulogne-sur-Mer pour arriver à Dunkerque où se déroule une très importante exposition de sculpture sous le titre Gigantisme – Art et industrie. Mon intention était de monter à bord d’un train qui me permettrait de découvrir et d’admirer la Côte d’Albâtre. Intention louable s’il en est, mais impossible. J’ai constaté qu’aucune liaison n’était à disposition et que j’allais devoir faire un immense détour par … Paris. Au lieu des 225 km prévus (ligne droite), j’allais en faire plus de 400 tout en changeant de gare à Paris. Mais enfin, me dira-t-on, tout cela se fait agréablement et confortablement en TGV. Ma foi, le détour en valait la peine comme dirait le guide Michelin, l’exposition était spectaculaire et l’immensité de la plage de Dunkerque est juste magnifique. Et puis, j’ai pu rentrer en TGV via Paris et retrouver une rallonge CFF à Frasne.
Cette expérience d’un genre particulier m’est revenue à l’esprit au moment de la réalisation de notre film Un autre regard sur l’économie dans l’Arc jurassien (film visible sur notre site). Dans ce film de 25 minutes, deux de mes collègues du Forum Transfrontalier, Bernard Woeffray et Marcel Schiess, développent avec précision les enjeux des projets ferroviaires en rapport avec « notre » arc jurassien transfrontalier. Un peu comme sur le front de mer atlantique, l’arc jurassien lui-même est laissé pour compte, est abandonné, devient un isolat (le terme est de Bernard Woeffray). Ce ne sont que les points extrêmes et externes de cette magnifique région binationale qui sont accessibles, par des liaisons rapides Paris-Genève et Paris-Bâle-Zurich. Entre deux, on envisage d’abandonner la liaison TGV Paris-Besançon-Neuchâtel-Berne et on affaiblit (est-ce le premier signe d’un abandon prochain ?) la liaison Lausanne-Vallorbe-Paris.
Je n’appelle pas cela l’Europe des régions mais l’Europe des Métropoles mégalomanes. Quid de l’équilibre entre ville et campagne, quid de l’équilibre entre centre et périphérie ? Peut-être faut-il attendre que le livre de l’auteur amérindien Vine Deloria We talk, You listen ; New tribes, new turf devienne réalité. Cet ouvrage publié en 1972 déjà et qui, dans la traduction allemande, est titré Nur Stämme werden überleben, ce qui donne en français que Seules les tribus survivront lorsque la grande catastrophe de la déconfiture industrielle sera arrivée. Ce livre est subtilement sous-titré : Propositions amérindiennes pour une cure radicale de l’Ouest devenu fou.
Ce seront alors prioritairement « nos tribus périphériques » qui survivront ?
Walter TSCHOPP, historien de l’art, membre du comité du Forum Transfrontalier Arc jurassien
Saint-Blaise, le 10 novembre 2019