Dans le cadre de notre Cycle 10 consacré à la culture, nous nous posons la question de l’existence d’un imaginaire qui pourrait nous aider à créer les conditions d’une coopération transfrontalière renforcée. Puisque la réalité aurait plutôt tendance à exacerber les tensions, n’y aurait-il pas la place pour un imaginaire partagé ou à partager… Nous avons posé la question à un socio-anthropologue et la réponse est encore plus réjouissante que nous ne le pensions, laissant le champ des possibles largement ouvert, à nous, à vous de composer avec ces éléments de réponse.
Tout d’abord, on pourrait définir l’imagination comme la faculté[1] de constituer ou de défaire et de reconstituer des images (à partir de celles qu’on connaît déjà). En ce sens, elle nous permet de désigner d’étranges choses qui sont autres que ce qui est. Évidemment, la tradition rationaliste envisage l’imagination comme une force de perturbation, voire de chaos. Ce rejet s’exprime fortement chez les principaux penseurs de la révolution galiléo-cartésienne qui la dénigrent fréquemment. C’est une « puissance trompeuse », une « maîtresse d’erreur et de fausseté » dont il convient de se méfier… D’ailleurs s’en méfieront également, et même encore plus, les réactionnaires du XIXe siècle qui, devant le foisonnement d’utopies, affirmeront que « les chimères prennent trop d’ambition ».
Alors pourquoi tant de méfiance ? Et comment se réapproprier cette source d’innovation ?
C’est sans doute parce qu’en associant ce qui est habituellement séparé et dissociant ce qui est habituellement associé dans notre perception habituelle du monde, elle forme effectivement des chimères. Ainsi, les girafes n’ont pas de trompe et il n’existe pas de « giraphant »… sauf dans les rêves, dans la littérature enfantine… Pire, elle nous indique que les choses ne sont pas tout à fait ce qu’elles sont. Si vous voulez un bel exemple de réflexion sur l’imaginaire vous pouvez vous référer à ce joli compte pour enfant de Claude Boujon qui se nomme La chaise bleue. Deux compères trouvent une chaise dans le désert. Devenant traineau à chien ou ambulance, elle peut servir à de multiples choses, s’intégrer à de non moins multiples jeux…
On pourrait donc dire que l’imagination re/découpe et re/compose ou encore re/dessine ce qu’on tient habituellement pour le respect des formes conventionnelles qu’on accepte comme critères d’adéquation au réel ou d’ajustement au monde. En permettant de donner d’autres contours aux choses, elle définit de nouvelles frontières entre elles. Nous voilà donc au cœur du sujet… Si, en bousculant certaines de nos habitudes, on associe telle chose avec telle autre, est ce qu’on ne crée pas de nouveaux attachements, de nouveaux liens ? N’est-il pas ainsi possible de considérer autrement notre voisin suivant que l’on est français ou suisse ?
Un petit exemple jurassien peut être mobilisé ici pour le comprendre. Les petits éleveurs isolés n’ont pas assez de vaches et donc pas assez de lait pour faire chacun un fromage et valoriser leur lait. Les grands éleveurs (souvent des monastères) y parviennent parce qu’ils ont de grands troupeaux. Les paysans imaginent un être fictif : « le système du tour » qui permet d’assembler les vaches, le lait… Les paysans n’ont pas inventé la manière de fabriquer le fromage, ils ont imaginé une manière d’associer leurs (faibles) ressources. Puis, on peut complexifier ce lien (par exemple en associant le savoir-faire d’un fromager, en externalisant l’affinage…), transférer ses caractéristiques à d’autres domaines d’activités… L’assemblage des pièces de montre n’en n’est finalement qu’une déclinaison que l’on imaginerait bien franco-suisse !
Cela nous invite peut-être à repenser l’entendement humain… En effet, la connaissance réaliste n’est pas le seul rapport légitime avec le monde. Pourquoi ? Parce que le monde n’est pas seulement composé de faits. Ainsi, le monde social est composé d’attentes, de craintes, d’espoirs et de projets… qui concernent des réalités qui ne sont pas encore là mais qui nous font agir de manière très concrète. Lorsque le projet d’Arc horloger autour des savoir-faire a été initié, c’est bien l’imaginaire qui motivait ses porteurs et leur projet concret. Ainsi, dans un projet de coopération c’est encore l’imaginaire qui permet d’envisager ce que celui-ci va apporter.
En fait, nous ne nous tenons jamais pleinement ici et maintenant. Préoccupés par demain, nous ne sommes présents que d’une manière en quelque sorte partielle que l’anthropologue Albert Piette qualifie de « mode mineur ». Et, si le monde est ainsi fait de projets, il est aussi pour une bonne part imaginaire. Nos espérances, nos craintes, nos rêves ou nos cauchemars sont avec nous, et il faut faire tout un travail, accomplir des tas de choses… pour transformer un projet en objet réel. Il y a là de quoi modifier – au moins un peu – nos représentations communes : un homme d’action est un homme qui imagine ! En effet, l’image est un appel, elle demande moins à être interprétée qu’à être mise en pratique. Mais attention, sa portée la plus novatrice, la plus subversive est peut-être celle qui ne se coupe pas totalement de nos usages classificatoires.
C’est le cas de Fourier. Le socialisme pré-marxiste de Cabet, Fourier… qu’on qualifie volontiers d’utopiste ne s’oppose pas frontalement aux institutions, il les détourne et les subvertit. On le lui a fortement reproché et le terme « utopiste » devait servir à le dévaloriser. Mais on devrait le réinterroger, car que nous dit l’utopie ? Elle nous dit que notre monde est absurde, mal fichu, c’est-à-dire mal composé, et qu’il faut par conséquent le recomposer. Comment faire ? :
- En concrétisant, par exemple, un label franco-swiss made dans l’Arc jurassien ;
- En imaginant des frouzevètes pour mieux faire la promotion touristique franco-suisse !
Réfléchissons un peu au fait que lorsqu’on lit un ouvrage de SF ou un auteur utopique on procède par contraste. De ce point de vue, les images ne sont pas seulement des masques illusoires, des fleurs qui cachent les chaînes de notre aliénation, comme la religion selon Marx… L’utopie, comme la rêverie, possède une importante fonction de dévoilement. Le texte renvoie au contexte qu’il nous permet d’analyser et de critiquer. Au fond, le rêveur utopique et l’homme d’action savent, l’un et l’autre que le réel n’est qu’une atrophie des possibles ! Cela laisse un brin d’espoir autour d’un Arc jurassien au sein duquel les différences seraient tout simplement sources des plus beaux assemblages… les identités, une myriade de déclinaisons d’un même ensemble constitué d’une infinité de petites différences… alors faisons !
Christian Guinchard, sociologue
Maître de Conférence à l’Université de Franche-Comté,
Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie (LASA)
Besançon, le 16 février 2021
[1] C’est bien une faculté, c’est à dire une dimension active de notre pensée.