La valeur territoriale dans l’Arc jurassien
A l’occasion de la parution dans la revue PROJECTIQUE de l’article[1] « L’espace transfrontalier de l’arc jurassien : la valeur territoriale, au-delà des effets d’aubaine », nous revenons sur le cycle 9 du Forum Transfrontalier, qui invitait les citoyens de l’Arc Jurassien à penser autrement le développement de l’économie locale, pour le bien-être durable de ses habitants. C’est aussi l’occasion d’un hommage à Bruno Latour, complice de Michel Callon dans ses travaux sur la sociologie de la traduction que nous avions alors mobilisée.
Dans son cycle 9 consacré à l’économie résidentielle, les membres du Forum Transfrontalier se sont d’abord appuyés sur les notions d’économie productive et d’économie résidentielle. Ils ont souligné les polarisations induites par l’économie productive à l’échelle locale et ses possibles effets négatifs : dépendance à la mono-activité, délocalisation des centres de décision de certaines entreprises, apparition de « villes usines » et déconnexion entre lieux de travail et de résidence, augmentation des déplacements pendulaires, évaporation de la richesse produite au gré de l’attractivité résidentielle, appelée « part des anges ». L’INSEE[2] comme la Région Bourgogne-Franche-Comté[3] ont récemment souligné les effets d’entraînement et la nécessité d’un équilibre entre les activités ouvertes à l’exportation mondiale et les activités de proximité au sein des territoires régionaux.
Création de richesse mesurée par le PIB et répartition des emplois sont au cœur de ces raisonnements. Pour penser au-delà de cette dimension purement économique, le Forum Transfrontalier a orienté ses réflexions sur la notion de valeur territoriale, définie comme « la valeur construite, capturée et perçue par l’ensemble des parties prenantes du territoire ».
Pour une vision commune à partager
Notion centrale dans le monde de l’entreprise, la valeur offre une clé́ de lecture pertinente et riche pour construire une vision intégrée du développement d’un territoire dans ses différentes dimensions : économique, sociale, culturelle et environnementale. Définir la valeur territoriale nécessite de travailler sur la perception qu’ont les parties prenantes des éléments de cette valeur. Ceci relève d’une démarche de « traduction » qui permet de prendre en compte ces représentations et « d’établir un lien intelligible entre des activités hétérogènes » (Latour, 1992). La traduction amène les parties prenantes à construire une vision commune de la valeur pour ensuite prendre un rôle, coopérer et adhérer à un projet de territoire.
C’est cette démarche qui a été amorcée par le Forum Transfrontalier, jouant le rôle du « traducteur » dans une première étape de problématisation qui consiste à définir le problème et à identifier les acteurs concernés par ce problème ainsi que leurs enjeux. Cette étape précède l’intéressement (étape qui consiste à valider l’intérêt des parties prenantes vis-à-vis de la problématique), l’enrôlement (c’est-à-dire la contribution des acteurs, quelles que soient sa forme et son intensité́, à la problématique) et la mobilisation en multipliant les porte-paroles.
Le territoire concret pour penser le futur de l’Arc jurassien
Lors d’un entretien réalisé en 2018, Bruno Latour affirmait que le territoire est le point de vue à partir duquel les citoyens peuvent se représenter de façon concrète leurs intérêts, en particulier en termes de subsistance et d’environnement. Il interrogeait : « comment avoir des intérêts si vous ne pouvez pas décrire votre monde ? ». Soulignant l’importance de l’auto-description, il donnait l’exemple des cahiers de doléance établis en France entre janvier et mai 1789. Ces cahiers de doléance n’étaient ni enquête objectivante fondée sur des données froides, ni démocratie participative apportant des idées qui ne seraient pas fondées sur une description fine.
Reprenant les mots de Bruno Latour[4], le Forum Transfrontalier peut inviter les citoyens de l’Arc Jurassien à penser leur futur commun en cherchant à « se situer sur un territoire concret ».
Pascale BRENET
Membre du Comité Directeur
[1] Pascale Brenet, « L’espace transfrontalier de l’arc jurassien : la valeur territoriale, au-delà des effets d’aubaine », Projectique / Projectics / Proyectica, De Boeck supérieur, 2022/1 n°31, pages 63 à 83. https://www.cairn.info/revue-projectique-2022-1-page-63.html
[2] INSEE, Emploi en Bourgogne-Franche-Comté, de grandes agglomérations dépendantes de la demande locale et de petits territoires spécialisés très exposés à la demande extérieure, INSEE Analyses, octobre 2020. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4808781
[3] Jérôme BOLOT et Joseph COMPÉRAT, « Les nouvelles donnes territoriales en Bourgogne-Franche-Comté, comprendre les dynamiques aujourd’hui pour dessiner l’avenir des territoires en 2050 », Direction prospective Région BFC, novembre 2020.
[4] Bruno Latour, « Il faut faire coïncider la notion de territoire avec celle de subsistance », propos recueillis par Nicolas Truong, le Monde, 20 juillet 2018.