Stéphane Berdat
Le 16 mars dernier, d’un seul coup ou presque, nos horizons transfrontaliers se sont bouchés avec la fermeture des frontières entre la France et la Suisse. Nos regards se sont alors portés vers Berne et Paris, devenus des lieux de pouvoir sans partage en ces temps de pandémie.
De fait, nous nous sommes à nouveau tourné le dos, mais nous l’avons fait de bonne grâce, sans nous poser de questions, puisque notre sécurité était en jeu. Avec le déconfinement, un retour à la normale s’amorce lentement et une question se pose : après plusieurs mois de congélation, de déplacements déconseillés ou interdits et de repli, que restera-t-il de nos élans saute-frontière ? Au plan individuel, je ne doute que nous serons nombreux à vouloir passer de l’autre côté quand cela sera à nouveau permis. Sera-ce de même au plan institutionnel ? Dans une lettre d’avant Covid-19, Françoise Bévalot[1] observait, sans doute pour le regretter, que si les collectivités mises en contact par la frontière reconnaissaient l’effet-frontière, aucune n’exprimait une stratégie volontariste de coopération transfrontalière ni n’esquissait un projet pour l’Arc jurassien. A n’en pas douter, le constat sera le même au sortir de la crise. Sera-t-il pire ? Objectivement, on peut le redouter.
Pour faire face aux conséquences désastreuses de la pandémie, les collectivités publiques ont dépensé, engagé ou promis des sommes extraordinairement importantes, ce qui ne sera pas sans conséquence sur les engagements à venir de ces mêmes collectivités. Pour maints observateurs, la coopération transfrontalière a nettement marqué le pas ces dernières années et on peut dès lors raisonnablement estimer qu’elle ne figurera pas au nombre des priorités des politiques publiques pour les années à venir. Or, sans moyens financiers, pas de projets communs, et sans projets communs point d’ambition commune pour l’Arc jurassien franco-suisse. En première analyse, le raisonnement tient et les perspectives sont véritablement peu encourageantes. Pourtant, à y regarder de plus près, il y a eu dans cette période si déroutante des actes et des faits qui ont montré la pertinence des engagements militants du Forum Transfrontalier. J’en vois trois.
En premier lieu, il y a eu l’intervention rapide des cantons limitrophes de la France pour que les travailleurs frontaliers puissent continuer à franchir la frontière. La crainte d’une réquisition par le Gouvernement français du personnel hospitalier a poussé les cantons à agir de manière concertée, en affirmant haut et fort l’importance de cette main d’œuvre dans les dispositifs de soins, et cela sans que les grincheux de service, dont le curseur de la méfiance et du rejet s’est trouvé pour un temps fort désorienté, n’y trouvent à redire. Le marché de l’emploi transfrontalier est une réalité incontournable dans nos régions et la crise n’a fait que d’en souligner l’importance.
Il y a eu ensuite l’initiative de Mme Brigitte Klinkert, présidente du Conseil départemental du Haut-Rhin qui, par un simple mél, a appelé à l’aide les autorités des régions partenaires d’Allemagne et de Suisse, dont le canton du Jura, afin qu’elles accueillent dans leurs hôpitaux des patients du Haut-Rhin. Il est intéressant de noter que Mme Klinkert a fait de la coopération transfrontalière un des axes majeurs de son engagement politique. Et c’est sans doute parce qu’elle était convaincue de l’intérêt des relations sur la frontière et qu’elle connaissait personnellement les élus d’outre frontière, avec qui elle entretient des relations empreintes d’amitié et de complicité, qu’elle a jugé pertinent de les contacter. Dans un climat pourtant très tendu, la réponse desdits voisins a été immédiate, concertée et positive. Elle a ouvert la voie à d’autres accueils dans d’autres cantons suisses, qui ont fait preuve pour l’occasion d’une solidarité remarquée et saluée. Cet exemple heureux illustre l’importance des relations interpersonnelles dans la mise en œuvre de projets de coopération sur la frontière, mais aussi et surtout l’impérieuse nécessité d’avoir foi dans le bien-fondé de cette coopération. Il ne fait pas de doutes qu’au lendemain de la crise sanitaire, les relations au sein de l’Espace trinational du Rhin supérieur se trouveront renforcées.
Le troisième fait marquant concerne l’Arc jurassien franco-suisse. Dès l’annonce de la fermeture des frontières, les élus de la Conférence TransJurassienne sont convenus que la réunion de leur Bureau, agendée au 8 avril, devait être maintenue et se tenir en visioconférence. Ce temps d’échanges, à distance, a constitué une première dans l’histoire de la CTJ. Le simple fait qu’il ait pu avoir lieu, dans une période si troublée, est en soi extrêmement positif. Pour faire face à la crise et préparer l’avenir, les participants ont tous souligné l’importance de maintenir un dialogue continu et constructif sur la frontière. Sur un plan plus opérationnel, le recours réussi à la visioconférence ouvre d’intéressante perspective pour l’organisation de réunions transfrontalières. Les économies en temps de déplacement devraient logiquement déboucher sur une gestion plus souple et plus agile (pour reprendre un terme à la mode) des calendriers de réunions. Avec pour effet souhaitable, une concertation renforcée.
Les faits rapportés ci-avant constituent-ils le signe que les fondements de la coopération transfrontalière sont solides ? Je le crois. Quant à savoir si cela sera suffisant pour redonner un élan à cette coopération au sortir de la crise, c’est une autre question. Cela dépendra pour partie des rapports et expertises qui seront publiés sur les tenants et aboutissants de cette crise et sur l’impact exact de la fermeture des frontières dans les dispositifs de lutte et des discussions que cela suscitera, ou pas. En Suisse, un autre débat, mais de même nature, va s’ouvrir bientôt avec la votation prévue le 27 septembre sur l’initiative de limitation, initiative qui demande au Conseil fédéral de dénoncer l’accord sur la libre circulation des personnes conclu avec l’UE dans le cas où la Suisse ne parviendrait pas à y mettre fin par la voie de la négociation dans le délai d’un an. Le résultat du vote, dont les conséquences sur les régions frontalières de la Suisse seront très négatives, aura un effet évident sur l’intensité de l’engagement politique en faveur de la coopération transfrontalière. Si le rejet est massif, à tout le moins dans les zones frontalières, je ne doute pas que cela sera perçu comme un encouragement à renforcer les liens transfrontaliers. Mais que se passera-t-il si la Suisse refuse le texte du bout des lèvres ou, pire, si elle l’accepte ? Je crains fort qu’en pareille occurrence la coopération transfrontalière ne continue à sérieusement marquer le pas. Pour éviter ce scénario, il faut que la mobilisation contre l’initiative de limitation soit massive dans les zones frontalières. Il est important aussi qu’au moment des bilans de la crise sanitaire, les autorités des cantons, départements et régions adossés à la frontière gardent bien à l’esprit que les zones frontalières forment des bassins de vie intégrés que la fermeture des frontières a amputé d’une grande partie de leur territoire.
Certains en appellent déjà à l’élaboration de stratégies et de dispositions transfrontalières spécifiques en cas de pandémie, prenant en compte la réalité de la vie dans les espaces frontaliers. C’est sans aucun doute une piste à suivre, si possible rapidement. On a vu aussi, durant la crise, des appels à une consommation plus locale. Dans nos bassins de vie, le local peut-il se concevoir en transfrontalier ? Habitant Porrentruy, je suis autorisé, au moment où je rédige ces lignes, à me rendre partout en Suisse, même à plusieurs centaines de kilomètres de chez moi, dans des lieux encore très touchés par le virus, mais pas en France voisine à moins de 10 minutes, dans une zone présentant un bilan identique voir meilleur que celui du Jura. Est-ce normal, pertinent, souhaitable ? En période de strict confinement sans doute, mais qu’en est-il quand l’étau se desserre ? La réponse à cette question donnera à chacune et chacun une indication claire sur la pertinence des thèses défendues par le Forum Transfrontalier. Pour ma part, la réponse ne fait aucun doute, comme il ne fait aucun doute que la crise sanitaire qui nous a frappés appelle, plus que jamais, au renforcement des coopérations, à tous niveaux et dans tous les domaines. Pour une crise dont un des éléments marquants a été la fermeture des frontières, ce n’est pas là le moindre des paradoxes. Les politiques parviendront-ils à dépasser cette apparente contradiction ? Je le souhaite vivement et j’invite le Forum Transfrontalier à y contribuer activement.
Stéphane BERDAT, Délégué à la coopération de la République et Canton du Jura
Porrentruy, le 20 mai 2020