Par ses multiples proximités, la France est familière aux Suisses francophones que nous sommes. Proximités géographique, linguistique, artistique, culinaire, sportive. Mais il est des domaines où des différences nous séparent, la culture politique en fait partie et nous souhaitons offrir un regard suisse sur la question des retraites telle qu’elle est actuellement discutée en France.
Pourquoi les Français sont-ils vent debout, et depuis plusieurs années, contre la Réforme des retraites ? Et pourquoi nous Suisses, nous Européens, entrons-nous tous en retraite plus tard qu’eux, à 65 ans, voire 66, 67 ans même ? Pourquoi ce score comparatif, connu de chaque Français, le laisse-t-il si indifférent ? La différence d’attitudes entre Suisse et France interroge. Pourquoi une telle dissemblance ?
En Suisse, le problème des retraites a été actualisé tout récemment, en septembre 2022, aux deux Chambres parlementaires suisses qui sont les Chambres fédérales. Décision y a ainsi été prise de reculer l’âge d’entrée en retraite des femmes de 64 à 65 ans, les hommes l’étant déjà. Cette réforme se fera graduellement jusqu’au 1er janvier 2025. Vote serré. Les Chambres ont accepté le report à 65 ans. Aucun référendum issu du pouvoir politique, aucune initiative venue des citoyens n’a été lancé/e en écho aux dispositions prises. Vous avez bien lu. Aucun référendum, pourtant si usuel en Suisse.
Explication est que jusqu’au milieu du XIXe siècle, la Suisse était terre de misère, sans ressources. On s’expatriait. On vendait ses bras à l’extérieur, au Roi de France aux Tuileries, au Pape dans sa Garde suisse. Survint la révolution industrielle au milieu du XIXe siècle, advinrent aussi 1848 et la création de la Suisse politique et moderne. Le travail a dès lors sauvé les Suisses de la pauvreté et les a installés dans le cercle des nations développées. La valeur ajoutée de leur travail les a distingués, leur a permis de se hisser à la hauteur de l’excellence et de devenir leaders de certains secteurs de production, l’horlogerie est un exemple. La relation au travail est ainsi devenue valeur connotée positivement en Suisse. Et donc travailler plus longtemps, soit reculer l’âge de la retraite des femmes à 65 ans, a été un ajustement estimé nécessaire. Même, il y a onze ans, le 12 mars 2012, par 66,5% des votants, le peuple suisse et les Cantons ont refusé l’allongement proposé de deux semaines supplémentaires de vacances par année. Impensable pour les cabarets parisiens, qui en ont fait pendant longtemps leurs gorges chaudes ! Le chômage bas, plus bas que celui de l’Union Européenne, est la fierté du Suisse, 2% contre 5% en Allemagne, 5% en Europe, 7% en France. La Suisse offre même un emploi à 340 000 frontaliers français, allemands et italiens., chiffre en augmentation constante., qui est de 42’000 pour la Franche-Comté. En travaillant, un Suisse construit sa liberté et son avenir.
Tout autre est l’histoire de France. La France va bien, son taux de chômage est à 7%, soit au plus bas depuis de nombreux Gouvernements, ses indicateurs de développement sont au plus haut, ses TGV sont exemplaires, ses avions performants et ses paquebots imposants. Le peuple français est protégé des crises, soient-elles médicales comme le COVID ou climatiques. Le Gouvernement a accordé aux entreprises des aides conséquentes. Les Assurances familiales sont à charge de l’Etat. Le système social en France est le plus développé d’Europe. Macron est leader d’Europe. Bref, la France semble bien aller.
Car les Français sont les derniers de classement européen sur un indicateur spécifique. Celui du travail et de la durée de travail. Tous les indices les placent en queue de peloton européen : temps d’une carrière, temps de travail annuel, temps hebdomadaire, temps quotidien. Les scores « Jeunes » et « Aînés » suivent une tendance identique. Sur tous ces scores, la France est dernière d’Europe et la Suisse première, parfois deuxième derrière l’Allemagne. « La retraite avant l’arthrite ! », « Ils veulent nous condamner à mort de travail ! », ai-je lu sur les calicots. En France, le travail serait-il donc devenu un obstacle à l’épanouissement personnel, ainsi qu’on l’entend de plus en plus souvent ? Un ami comtois m’a précisé : « La nation française n’a jamais posé le développement économique comme un bien commun qui soude les citoyens et leur donne un avenir partagé. Les Français ne sont pas du tout solidaires autour d’un projet économique clairement défini, ils n’y voient pas d’enjeu de liberté. Le travail se vit encore beaucoup dans un rapport de force dominant/dominé. Le rapport au pouvoir, public ou privé, en France est conflictuel ».
On le voit, le rapport au travail des Suisses et des Français est différent. Les Français pensent toujours Robespierre, 14 juillet, 1789 et Révolution. Ils pensent toujours résoudre les questions sociales par la lutte, l’affrontement et la conquête. Son totem est la Révolution. La Révolution est sa référence, les manifestations sont sa respiration politique, les débrayages et la grève sont son modèle d’expression collective. Son ADN révolutionnaire est son histoire, issue de périodes d’Ancien Régime qui l’avaient trop fait souffrir. Son second totem est la guillotine du 21 janvier 1793, soit la tête du roi qu’on a coupée, et qu’on coupe encore tous les jours par mépris du pouvoir et critique permanente du Président de la République aussi bien que du chef d’entreprise. Le pouvoir en France est toujours encore, l’adversaire à décapiter. Le ton utilisé à son encontre est méprisant.
Tout autre est l’attitude suisse dominée par la concertation. Ainsi qu’en Europe du Nord, Scandinavie surtout, le citoyen suisse a une attitude générale de confiance envers les pouvoirs. S’il n’est pas d’accord, il a les moyens d’infléchir cette politique jugée mauvaise. Cela s’appelle la démocratie participative du référendum et de l’initiative. Il n’a pas besoin de se méfier, ni de s’insurger. Il négocie, avec l’Etat, avec son patron.
Révolution ou concertation ? Deux modèles
Révolution ou concertation ? Deux modèles. Voilà pourquoi le Suisse que je suis, Français de cœur, a regardé grèves, manifestations et défilés français sur les retraites, ce printemps, avec un regard d’étranger face à une étrangeté. Mais un regard étranger n’exclut pas la coopération. Ce croisement d’identités est même la spécificité de l’Arc jurassien franco-suisse.
Jacques-André TSCHOUMY
Membre du Comité Directeur