Avec ses effets d’aubaine, la zone frontalière franco-suisse peut sembler être un eldorado. Certains indices de bonne santé productive, de création d’emplois et de richesses masquent des fragilités et des déséquilibres qui impactent le bien être des habitants et la qualité de leur environnement. « Dans quelle mesure le développement d’économies résidentielles/présentielles dans l’Arc jurassien franco-suisse peut-il se décliner de manière transfrontalière ? Quelles en sont les conditions ? C’est ainsi qu’a été posée, il y a un an, la question fondatrice du cycle 9 explorée par le Forum Transfrontalier.
Plus que jamais, le Forum Transfrontalier joue ici son rôle de vigile et d’aiguillon : en portant un regard critique et prospectif, il a pour intention d’interpeller les acteurs de l’Arc Jurassien franco-suisse et de les amener à penser autrement le développement de l’économie locale, pour le bien-être durable de ses habitants. Le cycle a été jalonné par de multiples débats, au cours desquels ses membres, citoyens engagés dans la vie transfrontalière, ont exprimé leur propre regard, leurs troubles, mais aussi leurs espoirs pour un futur partagé. La diversité de leurs expériences et de leur posture a permis d’explorer la question sous toutes ses facettes, construisant un point de vue systémique et original. Cette démarche s’est également appuyée sur des concepts : d’abord ceux d’économie productive et d’économies résidentielle et présentielle, puis celui de valeur territoriale, issue du monde de l’économie et de l’entrepreneuriat.
Une méthode pour un Forum citoyen
Pour construire le film qui clôture le cycle 9, les membres du Forum Transfrontalier ont été invités à répondre à trois questions. Pour chacune d’entre elles, ils ont exprimé leur point de vue personnel et authentique, ils ont souligné les expériences vécues et les faits qui les touchent. C’est par ces regards croisés qu’ils constituent véritablement un forum citoyen. Ils expriment collectivement des pistes de réflexion pour penser autrement un projet de développement pour l’Arc Jurassien.
Question 1 – Quel élément / manifestation / illustration du trouble avez-vous envie de partager ?
Question 2 – Quel point clé du constat faites-vous ? Quel est la problématique selon vous ?
Question 3 – Quelle piste proposez-vous pour le futur de l’Arc Jurassien ?
Les manifestations du trouble
1 – Les hommes et la carte : des bornes frontières aux méandres du Doubs
L’Arc Jurassien n’est ni suisse ni français, il est les 2. Les habitants de l’Arc Jurassien s’inscrivent dans une même communauté de destin. Ils vivent dans des villes petites et moyennes, dans des villages qui s’ancrent dans les mêmes paysages. Ils partagent depuis des décennies les mêmes activités agricoles et productives, ces dernières articulées autour des microtechniques et de l’horlogerie. Ceci est d’autant plus sensible que l’Arc Jurassien peut être considéré comme un archipel, une « réserve d’indiens », un territoire dépourvu de centre et soumis à des forces centrifuges. Le Jura, des deux côtés de la frontière, est périphérique de son propre pays et s’inscrit dans un champ de tensions dont les forces se développent aux deux extrémités que sont Bâle et Genève et sur les deux piémonts français et suisse.
La frontière n’est pas visible dans le paysage, elle est marquée par des objets placés par les hommes, par exemple les bornes frontières qui symbolisent des barrières institutionnelles. Ces bornes séparent, quand le Doubs, objet naturel devenu totem, fait paysage et relie les hommes par ses nombreux méandres.
Malgré cet espace commun, les français et les suisses mettent souvent en avant les effets négatifs induits par la frontière qui les sépare et impacte leur vie quotidienne : les Suisses déplorent souvent que les français volent leurs emplois, saturent leurs routes, dépensent l’argent gagné hors de Suisse. Les français n’apprécient pas toujours les frontaliers qui rentrent du travail plus riches que tous les autres et créent ainsi de grandes tensions dans leurs villes et villages frontaliers. C’est sans nul doute la principale raison qui a poussé un groupe de citoyens français et suisses à constituer le Forum Transfrontalier. Ils sont animés par la volonté de changer de perspective : regarder et penser autrement, au-delà des tensions, la situation des jurassiens. Voir le verre à moitié plein, construire et envisager l’Arc Jurassien sans les effets négatifs de sa frontière, mais au contraire enrichi par la diversité transfrontalière.
2 – Le modèle productif est-il si valeureux ?
En plusieurs points de la « Golden Green Valley », des lieux de production mondialisés sont posés au milieu des pâturages. Le contraste est ici visible à l’œil nu avec la silhouette de ces manufactures qui se détachent du vert. S’il emprunte le train des horlogers, le visiteur est saisi par le même contraste entre les façades des usines prestigieuses qui jalonnent son parcours à l’entrée de la ville et la pauvreté visible, par exemple, à proximité immédiate de la gare de la Chaux de Fonds, ou encore la présence de vitrines vides dans les villes suisses de l’Arc Jurassien quand Morteau et Pontarlier voient grandir leurs centres commerciaux.
Le modèle de l’économie productive vaut sur le territoire à l’échelle d’une nation, car il génère des emplois et de la richesse qui contribuent au bien-être des habitants. Mais il pose problème à l’échelle locale car il génère des polarisations que vient ici exacerber l’effet frontière. Le système productif qui se déploie principalement du côté suisse donne au premier abord une impression de richesse dans une logique gagnant-gagnant : le niveau de revenu par habitant est élevé, un système de mobilité et de consommation vient se greffer sur le système productif, les prestigieuses marques du « swiss made » brillent tandis que les frontaliers consomment et se déplacent dans de grosses voitures et habitent, côté français, des maisons plus grandes que la moyenne régionale. Mais ce mirage masque des problèmes environnementaux et sociaux : les déplacements quotidiens des « navetteurs », salariés français en Suisse et consommateurs suisses en France, altèrent la qualité de vie des frontaliers et pèsent sur le changement climatique. Les problèmes sociaux subsistent, tant du côté français que du côté suisse, car une partie seulement de la population bénéficie de cet effet d’aubaine.
Tandis que certaines entreprises françaises se vident régulièrement de leurs talents du fait de l’attractivité des conditions de travail et des salaires suisses, cette richesse productive apparaît fragile car elle dépend le plus souvent de centres de décisions délocalisés : une partie de la richesse s’évapore hors du territoire. Dans une économie mondialisée, les défis posés à l’arc jurassien sont donc aujourd’hui importants.
Les distorsions touchent également les collectivités locales : alors que la Suisse perçoit les impôts sur les personnes physiques résidant en Suisse, les collectivités françaises prélèvent de façon plus importante sur les personnes morales. La polarisation des économie productive et résidentielle prive ainsi l’ensemble des collectivité de revenus.
Deux villes frontalières sont au cœur de l’industrie horlogère : La Chaux de Fonds et Le Locle. Elles ont été très prospères jusqu’au début des années 70. Elles alliaient alors économies productive et résidentielle. Quelques crises plus tard, ces deux villes célèbrent leur inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO mais elles sont devenues des villes usines en perte de vitesse. Même si elles ont retrouvé le même niveau d’emploi qu’avant la crise de 2008, elles ont perdu des résidents et affrontent des difficultés financières qui remettent en question leur capacité à maintenir des prestations culturelles, sociales et de santé dignes de ce qu’elles ont connu. Leur économie résidentielle est en berne. L’exemple du Locle est à cet égard significatif : confrontée au problème endémique de perte de ses contribuables, la ville a du mal à conserver son statut et a perdu des financements publics, menaçant ainsi ses budgets culturels et éducatifs. C’est ainsi que les citoyens du Locle ont dû se prononcer en mai dernier pour ou contre la hausse des impôts locaux, avec des répercussions directes sur le financement de la musique à l’école et sur le montant de la subvention allouée au Musée des Beaux-Arts. La menace qui pèse sur ce dernier, pourtant de portée internationale, pourrait facilement passer inaperçue, mais une mobilisation s’organise pour préserver cette institution de plus de 150 ans.
L’économie productive et l’économie résidentielle en question
La richesse d’un territoire est le plus souvent appréciée du point de vue de l’économie productive, qui correspond à la capacité à produire localement des biens et services exportables, lui permettant ainsi de capter des richesses provenant de l’extérieur. Cette capacité est mesurée par un indicateur clé́, le PIB, agrégation de la valeur créée par les entreprises. Cette valeur créée ne correspond pas nécessairement à la richesse des habitants : fiscalité, captation de la richesse créée dans une économie mondialisée mais aussi mobilité des personnes peuvent ainsi confisquer ou disperser la richesse productive. L’économiste Laurent Davezies[1] a montré l’existence de trois autres sources de revenus qui contribuent au développement local : les revenus provenant de la consommation de biens et services par les résidents, qu’il appelle économie résidentielle, ceux qui proviennent de la consommation sur place des touristes et pendulaires, que Christophe Terrier[2] appelle économie présentielle, et les revenus des activités et redistributions publiques (pensions de retraite, prestations sociales, services publics). Dans une étude statistique des bassins d’emplois français réalisée en 2003, Davezies a montré que l’économie productive représente en moyenne 20% des richesses locales, contre 40% pour les économies résidentielle et présentielle et 40% pour les redistributions publiques. Derrière ces chiffres, on peut trouver quatre types de territoires : les territoires les plus dynamiques qui associent dans un même espace production et consommation ; les territoires usines, lieux de production désertés par les résidents ; les territoires résidentiels dont la richesse repose sur la présence des habitants et des touristes ; les territoires en perdition, que l’INSEE appelle également territoires en déprise, dont la survie repose sur les seules redistributions publiques.
Ainsi la carte du PIB et celle montrant la richesse des territoires ne se superposent pas : on observe au contraire des polarités et de véritables fractures territoriales. Les conditions de la circulation des richesses importent tout autant que les lieux de leur production. Dans le cas de l’Arc Jurassien, il n’est pas besoin d’observer longuement la frontière pour percevoir les polarités amplifiées par l’effet frontière : c’est un va et vient permanent de véhicules qui, tels des fourmis, font circuler la richesse des lieux de production vers les lieux de résidence et de consommation.
Les économistes et géographes soulignent l’intérêt d’un développement local équilibré reposant sur une combinaison des logiques productives et résidentielles et exploitant l’ensemble des ressources du territoire : celles-ci sont productives mais aussi naturelles, foncières, culturelles et patrimoniales, à la fois tangibles et intangibles. Seule l’attractivité d’un territoire, fondée sur l’emploi mais aussi sur les aménités et sur un ensemble d’offres (éducatives, culturelles, de santé, sportives, associatives, etc.) permet d’ancrer les richesses localement. Pierre-Antoine Landel et Bernard Pecqueur[3] considèrent que réduire la disjonction entre production et consommation est un des défis posé aujourd’hui aux acteurs des territoires. Ils soulignent l’intérêt de penser non pas en termes de compétition mondiale autour du PIB, mais en termes de différenciation, en prenant en compte les ressources spécifiques du territoire et la demande sociale.
3 – Des polarités aux effets négatifs : emploi, consommation et mobilité
La frontière provoque des attentes et génère des polarités. Le territoire jurassien est écartelé : la réalité de l’éclatement entre économie productive et économie résidentielle, accentué par les distorsions institutionnelles et administratives, est ici visible à l’œil nu.
L’aspiration vers l’emploi dans les entreprises suisses
Les français viennent se localiser à proximité de la frontière pour aller travailler dans les entreprises qui bénéficient du label « swiss made » et proposent des salaires élevés. Ils connaissent bien les effets bénéfiques de la proximité de la Suisse en termes d’emploi, de pouvoir d’achat et de niveau de vie.
Ceci concerne en premier lieu les emplois qualifiés, ce qui est une reconnaissance de la qualité des formations dispensées en France. Mais cela concerne aussi certains emplois peu qualifiés. Ces derniers peuvent ainsi, au fil du temps, monter en compétences et valoriser les savoir-faire issus de leur expérience. Une partie de la jeunesse est attirée par des formations directement professionnalisantes du fait de ces emplois aux salaires attractifs, ce qui peut se faire au détriment d’autres formations. De même, cette attractivité pose parfois le problème de la fidélisation de la main d’œuvre en France autour des petits salaires, du fait de l’attractivité des entreprises suisses. Elle entraîne également la difficulté pour les entreprises françaises à pourvoir certains emplois sur des métiers non qualifiés et non reconnus et provoque une fuite des savoir-faire vers la Suisse. Au-delà des arbitrages faits par les salariés, cette situation entraîne des effets pervers mais aussi des disparités sociales car cet effet d’aubaine ne concerne pas tous les habitants.
Une consommation débridée dans les centres commerciaux français
La monnaie est un marqueur de la frontière : chaque monnaie est utilisée d’un seul côté de la frontière. Un billet de 10 euros et un billet de 10 francs n’ont pas la même valeur et n’apportent pas le même pouvoir d’achat. C’est ainsi qu’un salaire généré en francs sur le territoire suisse va permettre une consommation accrue en euros sur le territoire français. Les frontaliers consomment en France et sont rejoints par les suisses, attirés par des prix attractifs et un taux de change favorable. Ceci est rendu visible par le développement des centres commerciaux français, par exemple à Morteau et à Pontarlier, et par la saturation de leurs parkings et des routes qui y mènent.
Le commerce apporte une bonne illustration du trouble. Les suisses qui consomment en France sont critiqués. On observe des prix plus élevés à proximité de la frontière du fait de la présence d’acheteurs ayant un pouvoir d’achat plus élevé, qu’ils soient suisses ou frontaliers. Il en va de même pour les prix du foncier. A l’heure où la grande distribution interroge ses modèles de vente et où se développent l’économie circulaire et les circuits courts, on peut s’interroger sur la pertinence de cette situation et sur sa soutenabilité à moyen et long terme. L’aubaine est-elle vertueuse et durable ?
Mobilité : des troubles automobiles à l’ouverture de l’archipel
Lieux de travail et de résidence sont déconnectés, entraînant des flux importants de mobilité : chaque jour de la semaine, des milliers de travailleurs passent la frontière, relayés chaque weekend par des milliers de consommateurs. Dans cette mobilité, la voiture est reine alors même qu’on connaît ses nuisances environnementales.
L’Arc Jurassien est semblable à un archipel constitué par un ensemble de petites villes et de villages. Pour exister, il a besoin de liaisons entre ses habitants mais aussi de liens avec l’extérieur car il s’inscrit dans un espace plus large, du côté suisse comme du côté français, au cœur de l’Europe. Les questions de mobilité vont donc bien au-delà des nuisances automobiles provoquées par les flux quotidiens des navetteurs. A cet égard, l’ouverture récente de la ligne Belfort – Delle – Porrentruy est un véritable progrès, même si on déplore pour le moment sa faible fréquentation, en raison des habitudes des citoyens qui lui préfèrent encore trop souvent leur voiture. Mais beaucoup reste à faire : améliorer les horaires et les cadencements proposés sur les différentes lignes de l’Arc Jurassien, relier cet archipel aux grandes villes voisines et européennes. Les questions relatives à la mobilité doivent être traitées avec plus de détermination.
Le Forum Transfrontalier, aiguillon et traducteur
A travers le cycle 9, le Forum Transfrontalier invite les citoyens, entrepreneurs, institutionnels et élus à construire ensemble un nouveau regard sur le développement de l’espace transfrontalier. Ce faisant, il joue un rôle de traducteur. De quelle traduction s’agit-il ? Née dans les années 80 (Callon, 1986), la sociologie de la traduction, appelée également théorie de l’acteur réseau (ANT, actor network theory), a d’abord été développée pour éclairer les conditions de la construction sociale des sciences et le processus d’émergence et d’adoption de l’innovation. Elle a depuis été mobilisée comme cadre d’analyse pour la compréhension du rôle et du fonctionnement des réseaux d’acteurs dans des situations de changement organisationnel[4]. Ces travaux portent sur des situations qui impliquent de nombreux acteurs qui ont chacun leur logique propre, leurs attentes et leurs représentations et qui parfois s’ignorent ou s’opposent. Selon Callon et Latour (2006), « la théorie de la traduction montre toute l’importance des actions qui permettent à des acteurs venant d’horizons très différents de se coordonner, de coopérer soit pour défendre leurs intérêts, soit pour définir un projet exprimant des intérêts communs ». Dans son article fondateur portant sur la domestication des coquilles Saint-Jacques, Callon (1986) indique que la traduction consiste à relier des éléments et des enjeux « a priori incommensurables et sans commune mesure ». Elle permet « d’établir un lien intelligible entre des activités hétérogènes » (Latour, 1992).
Au cœur de la théorie de la traduction se trouve le réseau socio-technique, constitué par tous les acteurs humains et les actants non humains (par exemple un outil, une ressource, une données) qui sont concernés par le fait étudié. Ce sont les interactions permanentes entre ces acteurs hétérogènes, passant parfois par des controverses, qui transforment le réseau et son objet, le traduisent et le stabilisent.
Le traducteur est l’acteur central du processus de traduction ; son rôle consiste à assurer l’alignement des traductions. Le processus de traduction passe par quatre étapes : la problématisation est la phase pendant laquelle a lieu l’alignement des troubles ressentis. Le changement envisagé est problématisé́ de façon à être cohérent avec les différentes problématiques de l’ensemble des acteurs ; l’intéressement est le fait pour les actants d’accepter la problématisation proposée par le traducteur comme congruente à leurs troubles respectifs. Des alliances tacites ou formelles sont scellées autour de cette problématisation ; l’enrôlement consiste à définir et attribuer un rôle aux actants afin qu’ils co-construisent le changement. Enfin, la mobilisation des alliés rend possible la mise en œuvre du projet de changement à travers les porte-paroles, émergents ou désignés, qui représentent les acteurs des réseaux. La contextualisation précède la problématisation. Elle consiste à identifier et analyser les actants en présence, leurs intérêts, leurs enjeux et leur degré́ de convergence.
Le présent manifeste propose une problématisation du développement de l’Arc Jurassien, invitant les acteurs de part et d’autre de la frontière à partager cette problématique commune afin de pouvoir ensuite s’enrôler et se mobiliser pour conduire le changement.
Transformer la ligne en espace :
6 propositions vers un projet commun pour l’arc jurassien
Les différentiels sont la base des richesses mais ils sont aussi la base des dysfonctionnements. Ces différentiels sont là, il ne s’agit pas de les effacer, mais d’accompagner leurs effets négatifs. Il n’est plus possible aujourd’hui de voir l’espace transfrontalier au seul prisme de la richesse produite par les entreprises. Peut-on vraiment bâtir le futur de l’Arc Jurassien sur ce sentiment d’eldorado ? Le Forum Transfrontalier n’a pas trouvé de solution mais esquisse plutôt une autre façon de voir et de penser. Il apporte ici quelques pistes de réflexion et d’action qui mettent la société et ses attentes au cœur de l’espace transfrontalier.
La contrainte comme invitation à la créativité
Les disparités administratives et institutionnelles autour de la frontière sont une donnée d’entrée et une contrainte pour l’Arc Jurassien : fiscalité, taux de change, charges sociales et coût de l’emploi, réglementations douanières, ou encore disparités dans les services publics, en particulier ceux concernant la santé et l’éducation, organisation de la vie démocratique. Il faut nécessairement construire quelque chose autour de ces contraintes. Comme dans le domaine de l’art et de l’innovation, la contrainte invite à la créativité.
De la ligne à un espace commun
De part et d’autre de la frontière, les habitants partagent une identité commune et sont reliés par une communauté de destins. Nous devons avoir l’ambition de contribuer au devenir d’une région transfrontalière dans laquelle les habitants et les travailleurs, des deux côtés de la frontière, non seulement collaborent sur le plan économique mais se tendent la main pour un vivre ensemble plus apaisé. Cessons de faire du « chacun pour soi » et travaillons par-dessus de la frontière. On peut prendre en exemple l’activité touristique, qui relève des économies résidentielle et présentielle. Cette activité est favorable au développement de l’arc jurassien. La présence d’une frontière permet de proposer un « ailleurs » et d’élargir l’offre, ce qui est une valeur ajoutée pour le tourisme. Dans cette perspective, il faut apprendre à considérer l’autre comme un allié et non comme un concurrent et développer la coopération transfrontalière, d’autant que le tourisme est par essence une activité de réseau.
La ligne que représente la frontière est source de distorsions et de difficultés, ne faut-il pas transformer cette ligne en espace d’expérimentation, un espace commun d’un nouveau genre ? Cet espace commun semble d’autant plus pertinent que le Jura suisse comme le Jura français sont des espaces périphériques qui peuvent être en difficulté vis-à-vis de leurs centres. Ces deux périphéries pourraient créer quelque chose ensemble, un espace binational qui aurait ses propres règles, gommant les disparités et expérimentant une nouvelle forme de vivre ensemble.
L’entrepreneuriat de territoire au secours de l’Arc Jurassien
Le développement équilibré de l’Arc Jurassien nécessite un effort de proximité, de différenciation et d’inclusion. L’entrepreneuriat de territoire peut répondre à cette triple exigence. Ancré localement, inclusif et durable, l’entrepreneuriat de territoire s’appuie sur les ressources locales et répondant aux besoins des acteurs du territoire. Dans les modèles d’affaires de l’entrepreneuriat de territoire, la valeur créée est économique mais aussi sociale ; elle est créée mais aussi captée localement, dans une logique multi-acteurs et multi-partenariale.
L’entrepreneuriat de territoire[5] n’est pas attaché à un secteur d’activité en particulier. Il permet de décloisonner les approches productives, résidentielles et présentielles. L’intérêt de ce décloisonnement n‘est pas nouveau dans la théorie économique mais il est rarement pensé par les acteurs institutionnels qui mettent souvent au premier plan l’excellence productive et technologique, derrière les activités de services attendues par les habitants, ou encore derrière l’innovation sous toutes ses formes. Un soutien fort des acteurs institutionnels serait pourtant utile au territoire.
Un droit à l’expérimentation pour des projets communs
Pour bâtir un avenir durable, il faut réinventer un modèle de fonctionnement transfrontalier fondé sur la proximité. C’est ce qui fait sens commun qui peut nous aider à bâtir l’avenir. Ce sens commun n’est pas une évidence, il ne s’affiche pas de façon automatique lorsqu’on est de part et d’autre de la frontière. Il faut justement essayer de surmonter ce qui éloigne et différencie pour faire sens commun et voir au-delà de ce qui s’offre au premier regard.
Nous revendiquons un droit à l’expérimentation pour construire un projet de territoire, réussir à organiser quelque chose qui soit au-dessus des dispositifs existants et ne se limite pas à une somme de projets.
La mobilisation de la société civile
Qui sont les porteurs de tels projets ? Nous avons besoin d’une véritable alliance des forces en présence, de tout ce qui fait société autour du triptyque société civile, entreprises, citoyens, tous conscients des enjeux et engagés collectivement pour réfléchir, initier et agir. Pour assurer la réponse aux attentes des citoyens, ces projets pourraient être conduits à différentes échelles, sans exclusive sur une échelle donnée, en privilégiant toutefois un ancrage fort à proximité des citoyens et au sein de petites coopérations à taille humaine. Dans un précédent cycle, le Forum Transfrontalier avait recensé environ 70 de ces petites coopérations, essentiellement dans le domaine culturel. De telles coopérations mériteraient d’être mieux connues, fédérées et transposées dans d’autres domaines, car elles sont un exemple d’actions qui ont de la valeur pour l’espace commun. Dans de tels projets, les politiques et les institutions figureraient en quatrième position, en étant facilitateurs et accompagnateurs, observateurs, et parfois initiateurs de certaines dimensions de ces logiques sociales et culturelles.
Penser ensemble la valeur territoriale
Construire le futur de l’Arc Jurassien nécessite de se poser une question préalable : que voulons-nous pour ce territoire ? Autrement dit : qu’est-ce qui a de la valeur pour l’ensemble de ses parties prenantes ? La notion de valeur est centrale dans le monde de l’entreprise : valeur ajoutée, proposition de valeur, création de valeur, chaîne de valeur… Un détour par la valeur apporte un éclairage intéressant à la réflexion du Forum Transfrontalier sur la valeur territoriale. La valeur peut être valeur d’échange, mais aussi valeur d’usage ou valeur d’estime. La valeur est un construit social, elle est à la fois générée, capturée et perçue par ses parties prenantes, chacune d’entre elles ayant des attentes, des logiques d’action et des perceptions différentes. Nous pensons que le développement équilibré de l’espace transfrontalier passe par la définition de la valeur territoriale, c’est-à-dire de ce qui a de la valeur pour l’ensemble des parties prenantes du territoire. Ceci suppose de prendre en compte les attentes des citoyens, des entreprises, des acteurs publics et institutionnels, des collectifs formels et informels. La valeur territoriale n’est pas seulement valeur marchande et productive, elle est aussi valeur sociale et environnementale, ou encore valeur symbolique, construite de façon dynamique au sein du réseau des acteurs qui font le territoire à partir de leurs activités et projets[6]. La définition de la valeur territoriale suppose de construire de façon collective une vision qui ne cloisonne pas les activités. Elle repose sur les bénéfices de la variété reliée et sur les effets de circularité pouvant exister entre les activités de production, de commerce et de service, les activités éducatives, culturelles et sportives et l’entrepreneuriat social.
Un exemple vertueux autour des mobilités douces
Un exemple de projet en cours illustre cette nouvelle manière de construire l’Arc Jurassien. Il concerne les mobilités douces, sujet sensible s’il en est. De plus en plus, les frontaliers ont la volonté d’utiliser le vélo électrique dans leurs navettes quotidiennes, mais redoutent d’emprunter les routes surchargées. Le « Chemin des rencontres », qui doit relier à terme la Chaux de Fonds à Morteau et Pontarlier, avait été conçu pour un usage culturel et touristique : la demande des citoyens et l’opportunité technique et fonctionnelle qu’offre le vélo électrique permettent aujourd’hui de transformer un parcours touristique en liaison de mobilité douce pour les frontaliers. Ce projet, qui avait été identifié par le Forum Transfrontalier dans son cycle 8 sur les petites coopérations transfrontalières, montre l’intérêt de voir et penser autrement. En phase avec les propositions faites par le Forum Transfrontalier, il permet de répondre de façon créative à une question essentielle de mobilité ; les citoyens sont au cœur de ce projet ; ce chemin est construit de façon progressive à la fois dans son tracé et ses usages ; c’est à ce titre une belle expérimentation qui existe dans une logique de proximité et transforme la ligne en espace. Enfin, il crée de la valeur pour tous en dehors de la logique productive.
Nous pensons que le futur de l’Arc Jurassien passe par la conception et la construction d’une communauté de valeur partagée au sein de laquelle des projets de territoire pourraient se développer, conciliant coopération, valorisation durable de ressources endogènes, ancrage local et innovation sous toutes ses formes afin de répondre à la demande de bien-être des citoyens.
Pascale Brenet, Docteur en sciences de gestion et membre du Comité du Forum Transfrontalier Arc Jurassien
Le Comité du Forum Transfrontalier Arc Jurassien
Besançon et La Chaux-de-Fonds, le 19 septembre 2019
[1] Laurent Davezies et Thierry Pech, « La nouvelle question territoriale », Terra Nova, septembre 2014. http://tnova.fr/
[2] Christophe Terrier , « Distinguer la population présente de la population résidente », Courrier des statistiques n° 128, septembre – décembre 2009. https://www.epsilon.insee.fr/jspui/bitstream/1/8564/1/cs128k.pdf
[3] Pierre-Antoine Landel, Bernard Pecqueur, Le développement territorial : une voie innovante pour les collectivités locales ? in Jean-Paul Carrière et al. Développement durable des territoires, Economica – Anthropos, pp.31-45, 2016.
[4] Par exemple l’adoption du contrôle de gestion en PME (Nobre et al, 2015), l’adoption d’une action collective de RSE en PME (Calme et Bonneveux, 2015), la diffusion des innovations durables en PME (Berger Douce, 2014), la co-construction d’un projet d’entrepreneuriat social (Marin, 2017).
[5] L’entrepreneuriat de territoire a fait l’objet d’une première définition par Sylvain Baudet, « Accompagner l’essor d’un entrepreneuriat de territoire », Collection enquêtes et analyses, Caisse des Dépôts, mai 2017
[6] Pascale Brenet, « de l’économie résidentielle à la valeur territoriale », Forum Transfrontalier, 21 février 2019
Le Forum Transfrontalier Arc jurassien remercie ses partenaires et soutiens financiers pour le Cycle 9 Économie.
Créée en 2018, la Banque des Territoires est un des cinq métiers de la Caisse des Dépôts. Elle rassemble dans une même structure les expertises internes à destination des territoires. Porte d’entrée client unique, elle propose des solutions sur mesure de conseil et de financement en prêts et en investissement pour répondre aux besoins des collectivités locales, des organismes de logement social, des entreprises publiques locales et des professions juridiques. Elle s’adresse à tous les territoires, depuis les zones rurales jusqu’aux métropoles, avec l’ambition de lutter contre les inégalités sociales et les fractures territoriales. La Banque des Territoires est déployée dans les 16 directions régionales et les 35 implantations territoriales de la Caisse des Dépôts afin d’être mieux identifiée auprès de ses clients et au plus près d’eux. Pour des territoires plus attractifs, inclusifs, durables et connectés.
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La CCI du Doubs célèbre cette année ses 200 ans. Clin d’œil de l’histoire, la demande de création de la CCI, adressée au Ministre de l’Intérieur en avril 1819, commençait par la phrase suivante :
« Les négociants notables de Besançon ont l’honneur d’exposer à Votre Excellence que les habitants de cette ville, dans le voisinage de la Suisse, l’appelle à devenir un jour le principal marché où les habitants de ce pays s’approvisionnent… ».
Le partenariat avec le Forum Transfrontalier, dans le cadre de son travail consacré à « l’économie présentielle/résidentielle transfrontalière dans l’Arc jurassien franco-suisse » s’est tout naturellement inscrit dans cette tradition de proximité et de collaboration, en lien avec la nouvelle implantation de la CCI Doubs en 2019 à Pontarlier.
Les six cantons romands (Vaud, Fribourg, Valais, Neuchâtel, Genève et Jura) autorisent l’exploitation de la Loterie Romande et reçoivent la totalité de ses bénéfices. Dégagés après paiement des lots, des frais généraux et de 0.5% pour la prévention du jeu excessif, les bénéfices sont entièrement consacrés au soutien d’institutions d’utilité publique romandes, et distribués par des commissions indépendantes. Des milliers d’institutions ou associations à but non lucratif bénéficient, directement ou indirectement, des contributions de la Loterie Romande.
En 2018, l’organe de répartition neuchâtelois a distribué plus de 15,7 millions de francs, répartis entre quelque 380 institutions.