Monica Bonvicini : No rest # 6, 2021
Maude Schneider : Roulement de canon, 2009

Le banal

Une tentative de contextualisation du phénomène de l’ordinaire

Walter Tschopp

La représentation imagière de la société, dans son histoire tourmentée, a passé des grandes scènes religieuses (Giotto, Piero della Francesca) aux grandes scènes historiques (les conquêtes de Louis XIV), se focalisant dès le 19ème siècle de plus en plus sur les scènes de genre, donc la vie plus quotidienne, pour aboutir finalement dans la société postmoderne à la mise en scène des choses les plus insignifiantes.

Au moment où Georges Perec publie son petit traité « l’infra-ordinaire », cet intérêt pour « le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire… »[1] est en route. Je me rappelle d’avoir donné le titre « Le détournement du quotidien » au petit guide de l’exposition des Lauréates et lauréats du concours suisse des beaux-arts de 1994 que j’avais le plaisir d’exposer au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel (MAHN). C’est dans ces années-là que le quotidien a pénétré largement le champ des beaux-arts, lié souvent à une forme de décalage ou d’ironie.

Aujourd’hui, cet intérêt est encore croissant. Voyez le Print digital No rest # 6 de 2021 de Monica Bonvicini, un multiple de 5 exemplaires, qui nous montre un vieux Jeans retourné et froissé et que la Galerie d’art renommée Kilchmann de Zurich a proposé dans ses locaux en 2021 pour 9000 €. Ou alors, plus près de nous, la petite sculpture de Maude Schneider :  Roulement de canon, 2009, présentée dans l’exposition Mouvements du MAHN, accompagné de ce commentaire : « Exploratrice du quotidien, la céramiste Maude Schneider a moulé et agrandi la roulette d’un fauteuil de bureau qui, isolé ainsi, prend des airs de canon. Détourné ainsi de sa fonction première, l’objet invite le public à considérer le fait que la guerre souvent se décide, ou dans le meilleur des cas se résout, dans un endroit confortable et confiné (…). » C’est là encore une façon de détournement du quotidien.

L’ordinaire, le quotidien, serait-il devenu le seul dénominateur commun dans des sociétés de plus en plus clivées ? Il est en effet significatif de constater que les prises de vues photographiques réalisées par Giovanni Maggiora, Claires Mosdier, Xavier Noël et Pascale Brenet semblent réussir ce défi remarquable que d’effacer les différences entre les communautés citoyennes du Jura suisse et français au profit d’une iconographie basique plus ou moins commune. Une iconographie qui simplement rend hommage aux situations les plus quotidiennes et aux objets les plus banals que les hommes et les femmes des deux côtés de la frontière ont vécus, ont réalisés ou réalisent encore.

Reste à signaler ici la différence, importante, entre des photographies ordinaires et les photographies DE l’ordinaire. De toute évidence, il s’agit ici de la deuxième catégorie d’images. Prises avec précaution, cadrées avec soin, réalisées dans une lumière adéquate, ces images ne sont pas ordinaires en tant que telles et témoignent simplement de l’ordinaire. Je rappelle ici, a contrario, la tentative d’échapper à l’extraordinaire par la prise de vue photographique elle-même que des étudiants autrichiens avaient tenté en 1991 – quasiment en même temps que la publication du traité de Perec – par l’achat d’un appareil photographique LOMO sur le marché aux puces de Prague qui les avaient conduit de créer en 1992 à Vienne la Lomographic Society International qui mettait en place dix règles d’or sur la base de la devise : « Ne pensez pas, photographiez » :

  1. Prenez votre appareil partout avec vous.
  2. Photographiez de jour comme de nuit.
  3. Lomography, c’est plus qu’un simple passage dans votre vie.
  4. Essayez de photographier sans viser.
  5. Approchez-vous au maximum de vos sujets.
  6. Ne réfléchissez pas.
  7. Soyez rapides.
  8. Ne pensez pas trop à ce que vous voulez prendre en photo.
  9. Laissez-vous surprendre après.
  10. Ne vous souciez pas de règles.

 

Cette pratique dépassait évidemment le projet de Perec qui, lui, veillait en homme lettré de respecter les règles de la langue française. Ce qui nous permet de constater que son propos traitait plutôt « De l’infra-ordinaire » que de s’installer dans « l’infra-ordinaire » en tant que tel.

 C’est ainsi que les quatre photographes de notre projet se retrouvent dans cette distance critique, face à ce que « l’ordinaire » semble être. Mais n’oublions pas que l’art est toujours une affaire de significations. Derrière l’apparente banalité des objets photographiés, il y a des hommes et des femmes qui ont eu des idées, qui les ont mis en pratique et qui ont ainsi laissé des traces tangibles qui constituent notre monde.

Walter Tschopp
Historien de l’art
Membre du comité du Forum transfrontalier

[1] Éditions du Seuil, 1989, page 11.

Une mosaïque d’images pour voir autrement l’Arc Jurassien

Pascale Brenet

Des peintures rupestres aux murs d’images sur Instagram, en passant par les films de propagande, les bandes dessinées ou les histoires sculptées sur les chapiteaux d’une basilique, les groupes humains se construisent autour de récits mis en images. Au milieu de cette profusion d’images, celles créées par des artistes nous révèlent des regards singuliers. Elles nous touchent, nous questionnent, parfois nous dérangent. Elles s’adressent à notre sensibilité autant voire davantage qu’à notre intellect et nous invitent à aiguiser et transformer notre regard.

Vigile et aiguillon, le Forum Transfrontalière réinvente ses méthodes à chacun de ses cycles thématiques. C’est dans le cadre du cycle 10 qu’est né ce projet photographique collectif. Son objet consiste à montrer l’Arc Jurassien autrement, laissant de côté  les grands sujets, les vastes paysages, les vues d’ensemble du patrimoine, dans cette watch valley souvent considérée comme un eldorado : usines posées dans les vallées, haute horlogerie, architecture industrielle, excellence de la filière Comté, flux incessants de grosses cylindrées aux postes frontières…

Quatre photographes, familiers de l’Arc Jurassien ou le découvrant pour la première fois, ont croisé leur regard et nous apportent leur témoignage sensible ; de Villers le Lac à Pontarlier en passant par Morteau, des Brenets à Verrière de Joux en passant par La Chaux-de-Fonds et Le Locle, ils ont porté leurs regards de chaque côté de la frontière, suivant deux mots clés qui leur ont servi de fil rouge durant cette exploration photographique : l’infra-ordinaire et l’archipel.

Comme l’écrivait Georges Pérec : « Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien. (…) Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? (…) Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endothique* ».

Répondant à l’invitation de Georges Pérec, les photographes ont porté leur regard sur le très ordinaire, cherchant à débusquer le sensible, parfois l’invisible. Ils ont exploré le petit, l’insignifiant, ce que le plus souvent nous ne regardons pas et ne voyons plus. Ils nous emmènent ainsi du familier à l’imaginaire, du particulier à l’universel. Leurs images nées d’un parcours binational effacent l’effet frontière et s’éloignent des cartes postales et des archétypes. Elles nous emmènent « derrière le papier peint* ».

L’archipel évoque l’insularité, un chapelet d’îles séparées ici non par l’océan mais par les paysages ruraux de ce territoire de moyenne montagne. L’archipel est un espace de contrastes : entre l’urbain et le rural, le luxe et la campagne, la technologie et l’agriculture, la tradition et l’innovation. L’archipel devient pour cette exploration photographique comme un réseau de pointillés qui dépassent et effacent le trait de la frontière. Il révèle un espace dans lequel se déroule une histoire commune pour les habitants de l’Arc Jurassien.

 

Le Forum Transfrontalier invite le visiteur à entrer dans cette mosaïque d’images qui montrent les éléments d’une appartenance commune, suspendue de part et d’autre de la frontière.

 

 

* Georges Pérec, l’infra-ordinaire, 1989 (ouvrage posthume), La librairie du XXIème siècle, Éditions du Seuil.